On considère généralement que l’internationalisation des PME familiales est freinée par le manque de ressources financières et de managers spécialisés. Pourtant certaines PME familiales réussissent sur les marchés internationaux. Les recherches d’Antonio Majocchi, professeur à l’université Luiss Guido Carli de Rome, visent à expliquer ce paradoxe.
Quel a été le point de départ de votre recherche ?
En étudiant des entreprises familiales italiennes, avec mon collègue français Jean-François Hennart, nous avons constaté un certain décalage entre la théorie et la pratique concernant l’internationalisation des entreprises familiales. L’opinion dominante parmi les universitaires et les praticiens soutient en effet que les entreprises familiales ne sont pas adaptées à l’export. D’abord, parce qu’elles sont réticentes à accueillir des managers et des actionnaires non familiaux, dotés d’une expertise spécialisée dans l’export. Ensuite, parce qu’elles manquent de ressources pour réaliser les investissements nécessaires et adapter leurs produits aux goûts des pays cibles. Et enfin, parce qu’elles ont tendance à se focaliser sur leur communauté locale et sur leur marché domestique. Or, on constate qu’il existe en pratique, partout dans le monde, des entreprises familiales internationales. Essayer de comprendre pourquoi la littérature et la pratique ne racontaient pas la même histoire a donc été le point de départ de notre recherche.
Comment l’étude d’entreprises familiales italiennes vous a-t-elle permis d’avancer dans la résolution de cette question ?
Quand on regarde par exemple une entreprise familiale internationale comme Ferrero (Nutella), on constate que sur les marchés de grande consommation, les entreprises familiales ont effectivement besoin, pour être efficaces à l’international, de réaliser des investissements, de s’adapter aux marchés des pays visés, et donc de connaître les goûts des consommateurs locaux, de réaliser des études de marché, d’avoir des managers sur place, etc. Mais s’agit-il là, pour les entreprises familiales, de la seule stratégie pour se développer à l’international ? Apparemment pas, puisque certaines, comme le constructeur de voitures de luxe Pagani ou le producteur de vélos d’appartement haut de gamme Ciclotte, affichent un haut niveau d’exportation avec un petit nombre de clients dans le monde entier.
Comment définir cette stratégie alternative ?
Nous avons identifié trois caractéristiques principales pour décrire cette stratégie. Tout d’abord, elle repose sur un besoin d’adaptation très faible des produits aux différents marchés en termes géographiques ; par ailleurs, les investissements en communication marketing sont limités car ce sont les clients qui viennent à la marque ; enfin, la réputation joue un rôle majeur avec des produits dont la qualité est reconnue dans le monde entier. Il existe donc un autre type d’approche de l’internationalisation que l’on peut appeler « stratégie de niche globale » (global niche strategy). Elle est caractérisée par de faibles coûts d’acquisition de clients étrangers et ne nécessite ni adaptation spécifique, ni localisation dans les pays cibles, ni connaissance approfondie du marché local. Les PME familiales sont mieux adaptées à ce type de stratégie car leur approche de long terme et leur horizon « multi-génération » constituent ici un avantage. Chez beaucoup de PME familiales, la qualité des produits ne résulte pas d’une innovation récente mais d’améliorations patiemment apportées au fil des années. Ces entreprises entretiennent des relations de long terme avec leurs fournisseurs et leurs clients, ce qui leur permet de fournir un meilleur service et de codévelopper des produits, mais également de forger une vraie confiance dans la marque, dont les managers sont attachés à entretenir la réputation. La qualité supérieure de leurs produits leur confère un caractère unique et les protège de la concurrence. Un atout que le PDG de Flexi, PME familiale allemande qui détient 70 % du marché mondial des laisses rétractables pour chiens, résume ainsi : « nous ne faisons qu’une chose, mais nous la faisons mieux que quiconque ».
Quelles ont été les conclusions de cette recherche ?
Il existe beaucoup d’exemples de ce type, mais pour que nos conclusions soient solides, il nous fallait des analyses quantitatives. Nous avons donc étudié plus de 11 000 entreprises européennes (France, Allemagne, Italie, Espagne, Royaume-Uni) et cette enquête a confirmé nos hypothèses. Si on compare les entreprises familiales dans leur ensemble aux autres entreprises, on constate effectivement qu’elles exportent moins. Pour l’ensemble de l’échantillon et pour chaque pays, le contrôle familial a un impact négatif sur les ventes à l’étranger, comme le prévoit la théorie.Mais si on se focalise uniquement sur les entreprises familiales développant une stratégie de niche globale, celles-ci ont un niveau d’exportation comparable aux entreprises non familiales. Ainsi une stratégie de niche, avec un produit de qualité supérieure, permet aux entreprises familiales d’exporter autant que les autres.
Cela veut-il dire qu’il n’y aurait pas de place pour les PME familiales sur les marchés de grande consommation ?
Au contraire, de nombreux exemples confirment qu’il est possible pour des entreprises familiales d’être compétitives sur les marchés de grande consommation. Pour cela, selon la littérature académique, la meilleure stratégie est de recruter des managers externes, qui apporteront de nouvelles connaissances managériales, une expérience, une expertise, un réseau de relations, etc. Mais de nombreux managers externes se sentent isolés au milieu des liens relationnels forts qui caractérisent les entreprises familiales et expriment le besoin d’être soutenus dans leurs décisions par des actionnaires externes. Pour savoir si les managers externes sont vraiment la solution, nous avons étudié un large échantillon de près de 7 000 PME familiales. Et nous avons comparé les entreprises en fonction de la présence ou non d’un manager externe, mais aussi d’actionnaires externes. Principale conclusion : si les entreprises familiales n’ont pas de manager externe, il n’y a pas de différence entre les entreprises totalement détenues par la famille et celles qui ont ouvert leur capital à des actionnaires externes. Par contre, si elles ont un manager externe, l’effet positif sur l’export augmente avec l’étendue de l’ouverture du capital. Autrement dit, pour être efficace à l’international sur un marché de grande consommation, l’entreprise familiale doit s’ouvrir à la fois au niveau du management et de l’actionnariat.
Selon vous, la pandémie actuelle va-t-elle modifier ces conclusions ?
Cette crise est un choc profond et a un impact plus important que celle de 2008 sur la croissance des différents pays. Comme le résume M. Wolf, éditorialiste du Financial Times, « la pandémie aura des conséquences importantes sur le long terme pour les affaires, l’économie, les politiques nationales et les relations internationales. Beaucoup de choses vont changer. Nous pouvons deviner certaines d’entre elles mais il reste beaucoup d’incertitudes ».
La crise a accéléré la tendance à la communication online et va sans doute changer les relations avec les fournisseurs et les clients : certaines interactions physiques en face-à-face vont être remplacées par des relations digitales. Les entreprises vont devoir investir dans les technologies de l’information et dans les connaissances IT de leurs employés. Ce grand changement peut pénaliser les entreprises familiales. En effet, les relations directes et de long terme qu’elles entretiennent avec leurs fournisseurs et clients, l’un de leurs points forts, sont d’autant plus menacées que ces entreprises sont également moins bien dotées en ce qui concerne la digitalisation.
Mais le plus grand changement sera sans doute la restructuration des chaînes de valeur globales sous l’influence de la pandémie, mais aussi des conflits commerciaux entre pays. Les grands groupes essaient de diversifier et de sécuriser leurs approvisionnements. Cette nouvelle donne peut se révéler une opportunité pour des PME familiales européennes, car les grands donneurs d’ordre auront tendance à faire davantage appel à des entreprises régionales. Si on regarde les importations de la Chine en provenance d’Allemagne, de France et d’Italie, elles ont augmenté en septembre et en octobre 2020 par rapport à septembre et octobre 2019. Il s’agit de produits de grandes firmes internationales mais aussi d’entreprises qui suivent des stratégies de niche globale. Ce type de stratégie restera, à mon avis, très important dans le futur.