
L’écosystème italien de l’export : la vérité derrière le succès du Made in Italy
On a beaucoup entendu, à l’été 2024, que l’Italie serait devenue le « 4ᵉ exportateur mondial ». C’était très flatteur pour les Italiens, … mais faux !
Luigi Ferrelli, directeur de l’ICE/ITA à Paris, l’a rappelé sans détour lors du Débat du commerce international organisé par La Fabrique de l’Exportation : l’Italie est 7ᵉ exportateur mondial, pas 4ᵉ.
Mais derrière ce petit « fact-checking », il y a une grande réalité : la trajectoire italienne à l’export est l’une des plus solides d’Europe, et elle interroge forcément la France. Pourquoi la péninsule, avec son tissu de PME familiales, ses régions parfois turbulentes et son image de pays « dolce Vita », parvient-elle à afficher des excédents commerciaux récurrents, pendant que la France accumule les déficits ?
Derrière la performance du Made in Italy, il existe un écosystème italien de l’export structuré, financé et surtout… obsédé par l’international depuis les années 1950. C’est cette mécanique que Luigi Ferrelli a décortiquée, chiffres à l’appui, pour la communauté de La Fabrique de l’Exportation.
Démystifier la performance italienne : d’abord, les ordres de grandeur.
En 2024, les exportations italiennes de biens atteignent environ 624 milliards d’euros, avec un léger recul en valeur par rapport à 2023, mais une tendance de fond très positive sur la période récente. Entre 2019 et 2024, les exportations italiennes progressent d’environ +25 %, soit nettement plus que celles de la France (+12 % environ) et même de l’Allemagne (13 %). Sur le plan global, l’Italie reste donc un poids lourd : 7ᵉ exportateur mondial, à une distance désormais limitée de la Corée du Sud et du Japon.
Certes, les chiffres des Pays-Bas sont à relativiser à cause des flux de transit (Rotterdam oblige), mais le fait est là : l’Italie consolide ses positions, quand beaucoup de pays stagnent. Sur les biens, la balance commerciale italienne est traditionnellement excédentaire. Côté français, c’est l’inverse : déficit récurrent sur les marchandises, partiellement compensé par un solide excédent dans les services (tourisme, transport, finance, ingénierie…).
En Italie, c’est précisément l’inverse : très bon sur les biens, plus fragile sur les services, au point que ceux-ci viennent rogner une partie de l’excédent industriel. La comparaison bilatérale franco-italienne est, elle aussi, instructive : le commerce entre les deux pays dépasse largement les 100 milliards d’euros par an, avec un excédent italien qui tourne autour de 16 milliards d’euros.
La France est le 3ᵉ marché d’exportation de l’Italie, tandis que l’Italie est un partenaire majeur de la France. S’ajoute à cela une réalité souvent ignorée dans le débat public : la France est le premier investisseur étranger en Italie, devant l’Allemagne et les États-Unis. Autrement dit, une partie non négligeable du succès du Made in Italy est… aussi une histoire de groupes français implantés au sud des Alpes.
Derrière les pâtes et la mode, un géant de la mécanique et de la pharma
Quand on dit Italie, on pense spontanément mode, design, agroalimentaire, vin. Et on a raison… mais seulement en partie. Luigi Ferrelli le souligne : le premier secteur exportateur italien, ce n’est pas la chaussure ni le parmesan, mais la mécanique au sens large, c’est-à-dire les biens d’équipement et les technologies industrielles.
Viennent ensuite la chimie-pharmacie, puis l’agroalimentaire, les métaux, la mode, les moyens de transport et le système maison (ameublement, design, habitat). Ce profil sectoriel explique en grande partie la résilience italienne : les machines-outils, les équipements spécialisés, les médicaments et produits pharmaceutiques se sont révélés beaucoup plus dynamiques que d’autres produits sur les marchés mondiaux récents. Derrière l’esthétique du Made in Italy, il y a une puissante base industrielle B2B.
Côté marchés, l’Italie reste très européenne dans son ancrage :
- Allemagne : premier client, partenaire industriel incontournable.
- États-Unis : 2ᵉ marché d’exportation, avec plus de 60 milliards d’euros d’export, et une exposition italienne nettement plus forte que celle de la France.
- France : 3ᵉ destination des exportations italiennes, marché prioritaire, et plateforme de salons professionnels.
Sur les États-Unis, Ferrelli insiste : l’Italie affiche un excédent commercial important et continue à progresser, avec un +9 % sur les neuf premiers mois de 2025, tiré par la pharma et certaines livraisons de navires, alors que l’agroalimentaire et le vin reculent. Mais il reste prudent : dans le contexte actuel de droits de douane et de politique commerciale américaine erratique, les projections sont sportives.
Un ADN exportateur forgé par l’histoire : petit marché intérieur, gros réflexe international
Pour comprendre l’écosystème italien de l’export, il faut revenir à l’histoire économique du pays. À la sortie de la guerre, l’Italie est un pays au marché intérieur limité, bénéficiaire du plan Marshall, qui ne peut croître qu’en se projetant à l’international. Résultat : la propension à l’export est littéralement inscrite dans l’ADN des entreprises italiennes. Là où, en France, on s’interroge encore sur la façon de pousser les PME à sortir de leurs frontières, en Italie, la génération d’entrepreneurs qui a porté le miracle économique des années 1950-1960 a construit ses modèles d’affaires dès le départ sur l’export. Ferrelli va jusqu’à comparer ce modèle italien à celui des « tigres asiatiques » (Corée du Sud, Taïwan…) des années 60-70, un développement tiré par les exportations plutôt que par la seule consommation domestique.
L’Italie compte environ 84 000 entreprises qui exportent de façon stable sur les trois années 2022-2024. La répartition est fascinante :
- 40 000 micro-entreprises (près de 50 % du total) ne générant « que » 25 milliards d’euros d’exportations.
- 31 000 petites entreprises.
- Presque 10 000 moyennes entreprises.
- Moins de 2 000 grandes entreprises, qui génèrent à elles seules 286 milliards d’euros d’exportations, soit presque la moitié du total.
Autrement dit, la narration italienne sur les PMI (PME italiennes) est vraie en nombre, mais la puissance exportatrice se concentre massivement dans les grandes entreprises et les groupes internationaux. D’autant que 5,3 % de ces 84 000 entreprises sont à contrôle étranger, mais représentent un tiers des exportations italiennes. Parmi elles, de nombreux groupes français, par exemple les activités de Kering en Italie génèrent à elles seules plus de 10 milliards d’euros d’exportations par an. De quoi remettre en perspective certaines polémiques médiatiques italiennes sur « les Français qui rachètent nos marques » : oui, c’est vrai… mais ce sont aussi ces groupes étrangers qui alimentent une part substantielle de l’excédent commercial italien.
L’architecture de l’écosystème : État central, régions, chambres, fédérations, salons…
L’écosystème italien de soutien à l’export est, pour un observateur français, à la fois familier et déroutant. On y retrouve tous les ingrédients classiques… mais organisés de manière plus éclatée, plus multi-niveaux. Au niveau national, trois grands piliers publics structurent le dispositif :
- L’ICE/ITA – Agenzia per la Promozione all’Estero e l’Internazionalizzazione delle Imprese Italiane, équivalent de Business France pour les services réels : pavillons, missions B2B, prospection, formation, attractivité, etc.
- SIMEST, bras armé de la Cassa Depositi e Prestiti pour les outils financiers de soutien à l’export (cofinancements, prêts, aides à la préparation des marchés, etc.).
- SACE, l’assureur-crédit public pour la garantie des risques export.
À cela s’ajoute une dimension très italienne : le rôle important des régions. L’Italie n’est pas un État fédéral, mais les régions disposent de compétences propres en commerce extérieur, et chacune gère ses budgets de promotion qui viennent s’ajouter à ceux de Rome. Concrètement, cela signifie que sur un salon comme Wine Paris & Vinexpo à Paris, on voit un pavillon national italien organisé par l’ICE avec 120 producteurs mais aussi une constellation de pavillons régionaux (Toscane, Campanie, Pouilles, etc.) et de consortiums professionnels. Le tableau ne serait pas complet sans les chambres de commerce et surtout les associations professionnelles (par exemple Federlegno pour le meuble et le design) et les organisateurs de salons : Fiera Milano, Verona Fiere, Fiere di Parma, etc. sont des acteurs privés, mais souvent partiellement détenus par les collectivités (régions, communes). Ils portent une mission quasi publique : faire rayonner leur territoire à l’international via des salons sectoriels d’envergure mondiale.
Pour l’ICE, cela crée une triangulation permanente : Agence nationale + fédérations professionnelles + organisateurs de salons. Ensemble, ils montent des opérations d’ampleur, notamment l’invitation de délégations d’acheteurs étrangers sur les grands salons Italiens (Salone del Mobile, Vinitaly, Pitti Uomo, etc.). Environ 25 % du budget de l’ICE est consacré à ces missions d’acheteurs.
L’ICE en chiffres : 180 M€ de promotion, 69 bureaux dans le monde, obsédé par les salons
Dans ce dispositif, l’ICE joue le rôle de chef d’orchestre opérationnel. Quelques chiffres donnés par Luigi Ferrelli :
- Environ 180 millions d’euros par an pour les activités de promotion, auxquels s’ajoutent 80 millions pour le fonctionnement du réseau.
- Un siège à Rome, un bureau à Milan, 69 bureaux à l’étranger et 18 antennes plus légères, souvent logées dans les ambassades ou consulats.
- Près de 900 initiatives de promotion par an, dont 255 pavillons nationaux sur plus de 100 marchés.
- Environ 6 500 entreprises italiennes participent chaque année aux pavillons nationaux.
- 50 % du budget de promotion est consacré aux pavillons collectifs dans les salons professionnels. La France pèse lourd dans cette mécanique : environ 10 % du budget promotion de l’ICE lui est dédié, en raison de son importance comme marché, mais surtout comme plateforme de salons internationaux (agro, industrie, mode, maison, tech…). Pour l’Italie, la France n’est pas seulement un marché, c’est un hub de vitrines mondiales.
Des actions physiques aux Digital Export : hyperprésence italienne !
Une des spécificités intéressantes de l’ICE, par rapport à Business France, est la stratégie très poussée d’accords structurés avec la grande distribution et les plateformes d’e-commerce.
Deux volets :
- Accords avec les grandes chaînes de distribution physique (GDO) : l’ICE négocie directement des contrats cadres avec des groupes de retail étrangers. Exemple tout frais pour la France : un accord avec le groupe Thom, propriétaire de la chaîne de bijouterie Histoire d’Or. En mars-avril, une campagne dédiée à la joaillerie italienne sera déployée dans les 350 points de vente français et la douzaine de magasins belges, avec shooting réalisé en Italie et storytelling centré sur le Made in Italy.
- Accords avec les plateformes d’e-commerce (B2C et B2B) : Amazon bien sûr, mais aussi ManoMano, Ankorstore, ou la plateforme Maison & Objet.
- L’ICE finance 100 % des coûts d’adhésion aux plateformes la première année pour les entreprises éligibles.
- L’Agence paie également des services d’assistance dédiés (onboarding, accompagnement pour maximiser les ventes) pour le compte des entreprises.
- Dans certains cas (notamment Amazon), l’ICE finance aussi des campagnes publicitaires de marketing digital qui génèrent du trafic vers les vitrines italiennes. C’est un point clé : l’ICE ne se contente pas de subventionner une présence, elle achète de la visibilité commerciale concrète sur des plateformes globales, en combinant soutien financier et soutien opérationnel.
Ce soutien a un prix, au sens propre comme au figuré. Pour bénéficier des programmes de l’ICE, une entreprise doit respecter un critère central : proposer des produits 100 % Made in Italy au sens des règles d’origine. C’est une condition pour participer aux pavillons nationaux et pour les opérations digitales soutenues par l’ICE.
Sur les salons, l’Agence finance généralement environ 60 % des coûts, les entreprises prenant en charge les 40 % restants. C’est une manière de filtrer les candidatures et d’éviter l’effet « tourisme de salon », tout en maintenant une logique de co-investissement. Sur les plateformes numériques, en revanche, l’ICE va jusqu’à financer 100 % des coûts d’entrée, ce qui reflète la priorité stratégique donnée au digital dans la dernière décennie.
Mesurer l’efficacité : +10 % de performance export pour les entreprises accompagnées ?
Reste une question qui obsède tous les acteurs publics : un euro dépensé en promotion, ça rapporte quoi ? L’ICE a choisi d’affronter le sujet de manière analytique, en s’alliant à l’ISTAT, l’équivalent italien de l’INSEE.
Chaque année, l’Agence et l’ISTAT comparent les résultats des entreprises accompagnées par l’ICE avec ceux d’un groupe de contrôle de sociétés exportatrices similaires, mais non accompagnées. Résultat : selon les dernières études, les entreprises qui utilisent les services de l’ICE enregistrent une performance à l’export en moyenne supérieure d’environ 10 % à celle des autres. On ne peut pas dire, scientifiquement, que « 1 € de promotion = X € d’export », mais ce différentiel donne un argument solide pour défendre les budgets publics et pour légitimer des politiques très orientées salons, missions d’acheteurs et accords de distribution.
Business France vs ICE : mêmes missions, ADN institutionnel différent
Interrogé sur les différences entre ICE et Business France, Luigi Ferrelli reste diplomate… mais les nuances sont claires :
- L’ICE dépend du ministère italien des Affaires étrangères, ce qui reflète le poids croissant de la diplomatie économique dans la politique extérieure italienne. Le réseau diplomatique intègre de plus en plus la promotion économique dans sa feuille de route.
- Business France, de son côté, consacre une part plus importante de ses efforts à l’attractivité (investissements étrangers en France), avec des résultats que Luigi qualifie lui-même d’« extrêmement positifs ». L’ICE gère aussi l’attractivité Italie, mais elle reste secondaire par rapport au focus export.
- Il n’existe pas, en Italie, d’équivalent strict à Team France Export : pas de bannière unique qui fédère tous les acteurs sous une même marque. À la place, un système foisonnant : État, régions, chambres, agences, fédérations. Il fonctionne grâce à une forte habitude de co-construction des programmes : les associations professionnelles participent à la définition du plan annuel de promotion et co-portent de nombreuses actions avec l’ICE. Pour un œil français, habitué aux logiques de « guichet unique », le modèle italien peut sembler complexe mais les résultats à l’export plaident clairement pour son efficacité.
Culture business franco-italienne : proches… mais suffisamment différents pour se mal comprendre . Enfin, Luigi Ferrelli glisse un avertissement utile aux entreprises françaises : ne pas surestimer la proximité culturelle. Français et Italiens partagent beaucoup (histoire, art, cuisine, amour du débat, et bien plus encore), mais leur manière de faire du business diffère sensiblement.
- Côté français : une approche plus rationnelle, structurée, cartésienne, avec une forte culture du planning, de la procédure, de l’analyse.
- Côté italien : une approche perçue comme plus flexible, pragmatique, capable de « tailler sur mesure » des solutions pour un client, parfois au prix d’une moindre formalisation en amont.
Si l’on ne prend pas en compte ces différences, on multiplie les malentendus. Si on les assume, on découvre au contraire une complémentarité très forte dans les partenariats industriels franco-italiens : rigueur de conception d’un côté, agilité de mise en œuvre de l’autre.
Plus d’Europe, plus de coopération entre agences… et plus de Fabrique de l’Exportation
En conclusion, Luigi rappelle un point stratégique souvent oublié dans le tumulte des débats sur la Chine et les États-Unis : prise comme un tout, l’Union européenne est la première puissance commerciale mondiale, en biens comme en services, avec une part de marché supérieure à celle des États-Unis et de la Chine, et un excédent global sur ces deux volets. Le vrai enjeu, selon lui, n’est donc pas seulement de comparer France vs Italie, mais d’apprendre à faire plus de promotion en commun hors UE, via une coopération renforcée entre Business France, ICE, et les autres agences européennes.
Une idée qui fait écho aux travaux de La Fabrique de l’Exportation, et à son Livre blanc « Appui à l’export : analyse comparative des écosystèmes de nos voisins européens », désormais disponible en accès libre sur son site, et déjà salué par l’ICE comme un excellent outil de travail. Pour les professionnels français du commerce international, la leçon italienne tient en quelques mots :
- Assumer une ambition export inscrite dans l’ADN économique.
- Financer sérieusement la présence collective sur les salons et les plateformes numériques.
- Coconstruire les programmes avec les fédérations et les territoires.
Et, pourquoi pas, regarder l’Italie non plus comme un concurrent à rattraper, mais comme un laboratoire voisin dont on peut s’inspirer tout en bâtissant ensemble une Europe exportatrice plus visible sur la scène mondiale.