Droits de douane Trump : étude économétrique de l’impact sur les chaines de valeur de l’industrie automobile mondiale
À la faveur d’un débat organisé par La Fabrique de l’Exportation le 9 septembre 2025, l’économiste Thierry Mayer (Sciences Po, CEPII) a livré une analyse fine et chiffrée des droits de douane américains et de leurs effets sur l’industrie automobile mondiale, thermiques comme véhicules électriques (VE), ainsi que sur la chaîne de valeur des batteries et la dynamique d’investissement provoquée puis fragilisée par l’Inflation Reduction Act (IRA) et par le nouveau tour de vis tarifaire décidé à Washington au printemps 2025.
À l’origine, l’obsession américaine pour l’automobile n’a rien de neuf : entre le Chicken Tax sur les pick-ups, les menaces de Section 232 et les injonctions adressées à des groupes précis, l’outil tarifaire avait déjà été activé lors du premier mandat de Donald Trump ; la nouveauté, depuis le 3 avril 2025, tient à une hausse massive et uniforme de 25 % sur « toutes les automobiles importées » et sur « toutes les pièces détachées automobiles », doublée d’un 25 % additionnel sur l’acier et l’aluminium, puis partiellement modulée par une série d’« deals » sectoriels conclus en été 2025. Dans le détail, le schéma tarifaire 2025 est simple… puis devient très complexe : hors Canada et Mexique, qui restent soumis à des droits effectifs proches de 12,5 % lorsque la règle d’origine USMCA n’est pas totalement remplie, le taux est monté à 25 % pour l’essentiel du monde ; quelques composants électroniques critiques bénéficient d’exceptions ; au Royaume-Uni, un tarif 10 % s’applique jusqu’à 100 000 véhicules exportés vers les États-Unis, puis 25 % au-delà ; enfin, un accord de l’été 2025 a rétroactivement abaissé de 25 % à 15 % les droits appliqués au Japon, à la Corée du Sud et à l’Union européenne, sous conditions d’exécution de leur part à partir du 1ᵉʳ août 2025.
Mesurer les effets d’une telle onde de choc suppose d’articuler trois horizons : court terme (marge intensive : les prix bougent, la demande s’ajuste, mais l’outil industriel ne se relocalise pas en quelques semaines), moyen terme (réallocation des sites de production par modèle et re-optimisation du sourcing), long terme (décisions d’ouverture ou de fermeture d’usines, choix de localisation des cellules et pack batteries, interaction avec les subventions à la demande et à l’offre).
À court terme, le constat empirique est sans appel : le pass-through des tarifs aux prix consommateurs est « proche de 1 », autrement dit la hausse des prix de vente reflète quasiment intégralement la hausse de droits ; or l’élasticité-prix de la demande automobile oscille autour de 3 à 4, si bien qu’un +10 % de prix induit −30 % de ventes, toutes choses égales par ailleurs ; c’est exactement ce qu’a montré en miroir, en France, la réforme Éco-score du bonus VE au 1ᵉʳ janvier 2024 : l’éligibilité modulée par l’empreinte environnementale a brutalement redistribué les parts de marché entre modèles produits en Chine (comme Dacia Spring ou MG4, déchus du bonus) et modèles européens (ou batteries d’origine Corée/Japon/UE), avec un effondrement de la part des VE importés de Chine d’environ 40 % à 15 % et un rattrapage UE/France en miroir.
À moyen terme, les constructeurs jouent leur marge extensive : ils déplacent la production d’un modèle d’une usine A vers une usine B pour minimiser le tarif payé à l’entrée du marché américain, ou, si la rentabilité tombe sous l’eau, retirent purement et simplement le modèle du marché ; des cas concrets l’illustrent : Jaguar a suspendu ses ventes aux États-Unis quand la barrière de 25 % a rendu les livraisons non compétitives, tandis que Volvo a rapatrié en Belgique un modèle jusque-là assemblé en Chine après la mise en place de droits antidumping sur les VE chinois en Europe. Armés d’une base IHS/Standard & Poor’s qui recense toutes les usines et tous les flux d’exportation, Mayer et ses coauteurs simulent les réallocations induites par le nouveau barème (15 % pour UE/Japon/Corée, 12,5 % pour Canada/Mexique, 25 % pour le reste du monde). Résultat : chocs asymétriques par pays — Canada et Mexique subissent environ -20 % de production malgré un taux réduit (leurs usines restent très exposées au marché US), Corée du Sud recule fortement, Japon et Allemagne reculent plus modestement car ils produisent déjà beaucoup sur place pour les États-Unis, Italie (notamment via Jeep dans le Sud) et Slovaquie (forte exposition SUV/premium) sont touchées, pendant que la production américaine progresse d’environ +22 % ; pour le consommateur US, le panier automobile renchérit d’environ +5 % en moyenne, un coût politique non négligeable. La photographie par firmes éclaire des gagnants et des perdants inattendus : Tesla, qui ne vend aux États-Unis que des modèles assemblés aux États-Unis, bénéficie du nouvel environnement (environ +70 000 ventes sur le marché US dans la simulation), tout comme Ford (+170 000 à l’échelle d’un constructeur plus volumique) ; à l’inverse, Hyundai demeure très exposé car environ 50–60 % des volumes US restent expédiés de Corée, d’où une perte d’environ −154 000 véhicules ; Volkswagen et Mazda affichent également des baisses, tandis que BMW profite nettement de sa grande usine américaine (SUV) ; Toyota amortit partiellement grâce à sa capacité locale et à ses entités Canada/Mexique, mais subit en miroir le surcoût sur les modèles importés du Japon. L’une des conclusions les plus contre-intuitives tient à la divergence d’intérêts entre pays et constructeurs : une représaille tarifaire européenne frapperait durement BMW et Mercedes qui exportent massivement des SUV produits aux États-Unis vers le monde, alors qu’elle pèserait bien moins sur Volkswagen, davantage localisé en UE pour l’export intrarégional ; Stellantis se retrouve, de son côté, à la fois protégeable aux États-Unis et exposé via Jeep produite en Italie pour le marché américain ; ce patchwork explique pourquoi, au lieu d’une guerre commerciale frontale, on observe plutôt des accords asymétriques par grappe de partenaires, et des positions nationales parfois désalignées des intérêts micro-économiques des groupes.
Le long terme se joue désormais sur le VE et sa batterie, cœur technologique qui pèse 25 à 40 % du coût d’un véhicule ; entre 2015 et 2023, la carte mondiale des usines d’assemblage VE et des gigafactories de cellules s’est densifiée : explosion du nombre de sites en Amérique du Nord et en Europe, mais dominance asiatique persistante sur la cellule (Chine, Corée, Japon), où les coûts variables et fixes demeurent nettement plus bas, de l’ordre de la moitié des coûts observables aux États-Unis ou en Europe, une supériorité tirée par l’expérience industrielle, les rendements d’apprentissage et l’échelle plus que par le coût du travail (le procès de la « main-d’œuvre bon marché » est ici hors sujet). C’est dans ce contexte que la conception des subventions fait toute la différence. Trois architectures sont mises en balance : une subvention pure à la demande (type bonus sans critère d’origine) ; une subvention conditionnelle à l’assemblage local du véhicule (logique IRA 2023 pour partie) ; une subvention conditionnelle à l’assemblage et à la batterie locale (durcissement prévu dans l’IRA et discuté pour 2026-2027). D’après les contrefactuels présentés, la subvention pure maximise l’adoption (elle augmente le nombre de lignes d’assemblage en Amérique du Nord tout en aspirant des livraisons de cellules depuis l’Asie/UE), la subvention conditionnelle à l’assemblage dope la production locale mais ralentit l’adoption (arbitrage emploi vs transition), et la condition batterie locale devient contre-productive : forcer une batterie à être fabriquée aux États-Unis alors que le coût asiatique est bien plus bas grève la compétitivité prix des modèles, annule une partie de l’effet prix de la subvention et, in fine, réduit à la fois l’adoption et la capacité des assembleurs à rentrer dans le périmètre éligible — utile pour bâtir une filière batterie nationale si tel est l’objectif stratégique, mais coûteux pour le consommateur et pour la décarbonation à court-moyen terme.
D’un point de vue géopolitique, l’approche américaine vis-à-vis des constructeurs chinois tranche avec l’approche européenne : les États-Unis n’achètent quasiment aucun véhicule chinois (environ 8 000 Polestar à des fins VTC/taxi), refusent de facto des implantations industrielles chinoises et ont porté à 100 % les tarifs sur les VE chinois ; il n’y a donc aucun effet de report à craindre des volumes US vers l’Europe en automobile, puisqu’il n’y a pas de flux vers les États-Unis à réorienter ; l’UE, elle, a mis des droits compensateurs sur les VE chinois, tout en laissant ouverte la voie de nouvelles usines en Europe — logique de défense commerciale plutôt que de prohibition pure et simple.
Enfin, la question macro-industrielle : la protection « fonctionne-t-elle » ? Théoriquement, dans un secteur à rendements croissants et coûts fixes, des barrières peuvent attirer la production sur le marché protégé ; empiriquement, les +22 % de production US et les gains de certains constructeurs localistes en attestent ; mais deux limites majeures apparaissent : d’abord, taxer aussi les composants désorganise des chaînes de valeur nord-américaines qui traversent plusieurs fois la frontière (les pièces franchissent le Rio Grande en aller-retour), ce qui renchérit la fabrication locale ; ensuite, l’instabilité de la règle du jeu (annonces, rétro-pédalages, deals ad hoc) gèle l’investissement : or, l’IRA avait déclenché un boom de projets batteries/VE en 2023-2024, avant des annulations 2025 massivement concentrées sur les batteries, preuve que la filière est extrêmement sensible au cadre incitatif et à sa prévisibilité.
Que retenir pour les politiques publiques européennes et pour les entreprises ? D’abord, une grille de lecture opérationnelle : au court terme, les droits de douane américains se répercutent « plein pot » dans les prix, pénalisent la demande et reconfigurent les ventes par origine ; au moyen terme, la réallocation intra-entreprise décide de l’ampleur du choc ; au long terme, la conception des subventions fixe la géographie de la batterie et du VE.
Ensuite, des implications stratégiques : pour un constructeur européen, verrouiller une capacité US sur ses modèles à fort volume reste la meilleure assurance contre la volatilité tarifaire ; pour les équipementiers, localiser les modules électroniques critiques sur le marché final réduit le risque d’exclusion ; pour les pouvoirs publics, une subvention-demande technologiquement neutre maximise la décarbonation à coût budgétaire donné, tandis qu’une subvention conditionnelle batterie locale doit être justifiée par des objectifs souverains explicites et chiffrés (emploi, sécurité d’approvisionnement), faute de quoi elle ralentit l’adoption et renchérit le coût par tonne de CO₂ évitée.
Pour la France enfin, l’effet paradoxal est légèrement positif via des gains compétitifs de renversement sur les marchés allemand et italien (moindre concurrence intra-UE quand Allemagne/Italie reculent vers les États-Unis), tandis que l’exposition directe au marché US demeure faible ; mais la fenêtre VE-batteries reste étroite : la vitesse d’apprentissage asiatique et la sensibilité des investissements aux règles imposent des incitations stables, une capillarité entre R&D, qualification et industrialisation, et, pourquoi pas, des partenariats technologiques avec des acteurs asiatiques pour accélérer la montée en gamme de nos gigafactories.
En somme, les tarifs américains 2025 reconfigurent à haute fréquence le commerce automobile, mais ne remplacent ni la prévisibilité réglementaire ni une ingénierie fine des subventions. Pour les exportateurs et décideurs français, la clé tient dans une lecture granulaire des chaînes de valeur, une stratégie produit-usine capable de basculement rapide entre sites, et une veille active sur les règles d’origine et barèmes en évolution.