Les réseaux sociaux numériques permettent aux PME d’adopter une stratégie d’internationalisation rapide du type « born again global ». Les explications d’Olga Chevé, consultante et professeure vacataire à l’Essca School of Management.
Quel est le contexte de votre recherche ?
Ce travail sur les impacts des réseaux sociaux sur l’internationalisation des PME a été initié dans le cadre de mon mastère spécialisé, encadré par Xavier Lesage, professeur associé en stratégie et entrepreneuriat à l’Essca School of Management. Ce projet trouve sa genèse dans la combinaison de trois éléments. D’abord, mon activité professionnelle : je suis en effet engagée dans le développement international des PME depuis une vingtaine d’années. Ensuite, du point de vue théorique, l’internationalisation des PME est un sujet pour lequel le champ de recherche reste encore très ouvert. Enfin, il existe pour ce sujet des implications managériales concrètes car le développement international est un vrai levier de croissance et de pérennité pour les PME.
Quelle est la problématique de votre recherche ?
Le taux de pénétration d’Internet dans le monde continue d’augmenter et l’utilisation des réseaux sociaux progresse rapidement. Encore inconnus il y a quelques années, ces réseaux atteignent aujourd’hui un taux de pénétration mondial de 49 % avec 3,81 milliards d’utilisateurs sur la planète – un chiffre en hausse de près de 10 % sur un an. Pour les entreprises, cela veut dire que leurs clients et leurs partenaires sont sur les réseaux ; il est donc très important de créer des relations avec eux via ce canal. D’autant que ces plateformes numériques offrent une large couverture géographique, voire un rayonnement mondial. L’impact des réseaux sociaux sur le processus d’internationalisation des PME traditionnelles est aujourd’hui un sujet qui mérite une grande attention.
Que dit la littérature académique sur ce sujet ?
En matière de développement international des entreprises, on retrouve le plus souvent, une approche « tripartite ». D’abord une approche économique, très rationnelle, fondée sur les coûts de transaction, la disponibilité des ressources, les avantages concurrentiels… Ensuite, une approche comportementale qui fait référence à un développement international progressif, étape par étape (modèle d’Uppsala) ou à un développement plus rapide et multidimensionnel (modèle des « born global »). Il existe une troisième approche de type « born-again global », plus axée sur les PME traditionnelles : suite à un incident critique, celles-ci se comportent comme des start-ups et s’intéressent à plusieurs pays dans le cadre de leur développement international.
Dans mon travail d’analyse, je me suis positionnée sur le « Business Network Model » (Johanson & Vahlne, 2009), qui revisite et actualise le modèle d’Uppsala. Ce modèle s’appuie sur trois dimensions essentielles : la confiance, les connaissances et les opportunités. Trois dimensions que j’explore en plaçant ce modèle dans l’environnement des plateformes digitales.
Il existe aussi un courant de recherche qui se concentre sur les bénéfices marketing apportés par les réseaux sociaux pour le développement international. Ces travaux sont notamment centrés sur l’exposition mondiale, l’amplification du networking et l’accès à l’information. Mais les plateformes étant très différentes les unes des autres (monofaces, bifaces ou multifaces), les bénéfices marketing apportés par chacune sont aussi très différents.
Quels sont les enjeux associés aux trois dimensions de ce Business Network Model ?
La confiance est vraiment le « lubrifiant » du développement international. Elle se fonde sur la bienveillance, l’intégrité, l’honnêteté et la compétence. Elle est généralement longue à installer – trois à cinq ans selon le modèle.
Les connaissances doivent être prises dans un sens très large, englobant les ressources et les compétences. Il existe des connaissances objectives, expérientielles, mais aussi des connaissances spécifiques aux réseaux sociaux, disponibles uniquement pour les membres de ces réseaux.
Quant aux opportunités, il s’agit d’abord de les découvrir, puis de pouvoir les exploiter. Elles se fondent sur les interactions que les PME sont capables de créer au sein des réseaux. Or l’exploitation de l’effet de réseau, direct mais aussi indirect, constitue justement l’une des caractéristiques des plateformes multi faces, auxquelles je me suis intéressée.
Quelle méthodologie avez-vous utilisée ?
J’ai choisi un échantillon de 10 PME traditionnelles avec lesquelles je suis en contact depuis un certain temps dans le cadre de mon activité professionnelle. Il s’agit de PME créées avant 2003 et engagées dans un processus de développement international depuis un an et demi en moyenne, en utilisant des plateformes multifaces comme LinkedIn, Facebook ou Instagram. Il s’agit donc d’une approche qualitative exploratoire, mon objectif étant d’aboutir à une étude de cas bien précise, avec trois ou quatre entreprises, en suivant l’évolution longitudinale de l’utilisation des réseaux sociaux pour le développement international. J’ai réalisé des entretiens semi-directifs de 45 à 60 minutes avec les dirigeants ou les responsables export.
Quels sont les résultats obtenus concernant la confiance ?
Les verbatims des entreprises montrent que sur les réseaux sociaux, une forme de confiance peut se mettre rapidement en place. Soit la demande de connexion est acceptée immédiatement ou dans un délai de trois semaines, soit elle est refusée ou reste sans réponse. Il existe ici un mécanisme de validation sociale. Pour évaluer le profil d’une entreprise, les membres des réseaux utilisent des référents, comme le nombre total de relations et le nombre de relations communes, mais aussi le sérieux du profil. Plus on a de relations et de relations en commun, plus on inspire confiance sur les réseaux sociaux. C’est un élément très important pour initier et construire la confiance, et donc susciter des connexions qui peuvent ouvrir des opportunités.
Quels sont les enseignements en matière de connaissances ?
Ce qui est intéressant, c’est qu’il existe des connaissances vraiment spécifiques aux plateformes : des informations qui ne sont pas accessibles par d’autres canaux que les réseaux sociaux. Cela apporte une valeur supplémentaire à la présence des entreprises sur ces plateformes, mais aussi à la plateforme elle-même. Ces connaissances sont apportées par les membres eux-mêmes : une multitude d’acteurs intégrant des influenceurs, des distributeurs, des concurrents… L’entreprise se retrouve en fait dans une double posture : elle va chercher des informations et des connaissances sur les marchés via les réseaux sociaux, mais elle apporte aussi de la valeur à la plateforme et aux membres de sa communauté, en publiant des contenus, en aidant à résoudre des problèmes techniques, en relayant des articles de presse, en lançant une annonce…
Ce partage des connaissances génère une attente de gratifications, qui se traduisent par les réactions de l’audience – likes, partages, commentaires – mais également par les statistiques fournies par la plateforme. Tous ces paramètres sont suivis avec attention par les entreprises qui en retirent un sentiment de satisfaction et de motivation lorsque leurs publications génèrent un grand nombre de « vues ». Ce mécanisme incite à revenir sur la plateforme, à partager des connaissances et à aller chercher des informations, jugées précieuses car spécifiques aux plateformes. Ce système de récompense ajoute encore de la valeur à la plateforme.
Et pour ce qui concerne les opportunités ?
Avec les plateformes, il n’y a plus de notion de frontières ou de limites. Les entreprises se retrouvent dans des espaces sans contraintes temporelles ni spatiales. La technologie facilite la création de liens et d’interactions. Or selon le Business Network Model retenu, les opportunités augmentent si les interactions sont « intenses et rapprochées ». C’est exactement ce que permettent les réseaux sociaux, lesquels donnent également accès à des interactions multidimensionnelles, c’est-à-dire à la possibilité d’agir simultanément avec des membres de pays différents. Les responsables export et les chefs d’entreprise que j’ai interrogés sont bien dans cette posture d’ouverture globale, aussi bien vers des pays voisins que vers des pays lointains. Sur les réseaux, la distance géographique et culturelle a tendance à s’estomper.
L’une des caractéristiques de ces plateformes multifaces est d’induire et de valoriser une approche écosystémique, laquelle permet d’activer non seulement l’effet de réseau direct mais aussi l’effet de réseau indirect. Et c’est justement en activant cet effet de réseau indirect que l’on peut pratiquement quadrupler les opportunités à l’international. Dans cette relation triangulaire entre l’entreprise, ses partenaires basés partout dans le monde et la plateforme elle-même, chaque interaction créée par l’entreprise sur la plateforme converge pour apporter de la valeur aux partenaires, mais aussi à la plateforme.
Et en termes de changement stratégique pour les entreprises ?
L’émergence de ces plateformes peut être considérée comme un « incident critique » au sens de Bell, c’est-à-dire un événement majeur qui induit un changement stratégique. Les entreprises que j’ai étudiées existaient en effet depuis des dizaines d’années et n’avaient aucune ambition internationale à leur création. C’est parce que ces plateformes sont apparues que ces entreprises se sont engagées dans le développement international en utilisant et en mobilisant fortement les réseaux. Et ici, le terrain de jeu, c’est le monde entier. On peut donc parler à propos de ces PME de « born-again global ».
Quelles sont les contributions de votre travail de recherche ?
D’un point de vue théorique, il s’agit d’abord d’enrichir le Business Network Model d’Uppsala en apportant une vision numérique à ce modèle. Il s’agit également d’étudier l’adoption de stratégies de type « born-again global » qui prennent appui sur les plateformes numériques. Du point de vue managérial, les trois dimensions essentielles que sont la confiance, les connaissances et les opportunités sont donc activées par des mécanismes bien précis propres aux plateformes : respectivement, la validation sociale, le système de récompense et la logique écosystémique. Quand on parle de confiance, on parle de l’identité numérique de l’entreprise. Pour les connaissances, on va plutôt ici parler de contenus. Quant aux opportunités, elles vont se baser sur les interactions que l’entreprise est capable de créer. En activant ces mécanismes, l’internationalisation devient plus rapide, moins chère et plus globale.