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Intelligence économique : connaître « le dessous des cartes » pour réduire les risques à l’international

Intelligence économique : connaître « le dessous des cartes » pour réduire les risques à l’international

Intelligence économique : connaître « le dessous des cartes » pour réduire les risques à l’international

Comment la collecte, le traitement et l’utilisation d’informations privilégiées permettent-ils aux entreprises de décider et d’agir en connaissance de cause à l’international ? Quels sont les principaux acteurs et textes de loi qui forment le cadre de l’intelligence économique en France ?

Entretien avec Henri-Jacques Citroen, senior VP chez ADIT (leader européen de l’intelligence économique) et président du Groupe d’expertise « Intelligence économique et conformité » des Conseillers du commerce extérieur (CCE).

 

Pouvez-vous nous décrire en quoi consiste une mission d’intelligence économique ?

De nombreux dirigeants d’entreprises pensent à tort que l’intelligence économique est semblable à des études de marché. La définition de l’intelligence économique va au-delà d’une analyse pointue d’un marché quelconque, elle approfondit, elle ratisse plus large ! 

Il s’agit en réalité de collecter de l’information

de toute nature pour éclairer la

prise de décision et l’action des dirigeants. 


Prenons un exemple pour illustrer cette différence. Alors qu’un pays d’Europe s’apprête à installer sa première centrale nucléaire, une société française, qui souhaite être partie prenante dans cette affaire, nous approche pour que nous l’aidions à trouver un partenaire adéquat dans le pays – adéquat à la fois sur le plan technique, de la compliance et de la connexion avec les autorités du pays. Cette société nous demande de lui faire une proposition et demande parallèlement à une entité étatique française de lui faire une offre dans le même sens. A la réception des deux propositions, grande surprise du client : l’entité étatique demandait 8.000 € pour cette prestation, tandis que l’ADIT avançait un budget de 50.000 €. Comment expliquer une telle différence ? En fait, l’entité étatique proposait de repérer et de répertorier les quelques entreprises dotées d’un atelier de fabrication et d’un atelier de maintenance sur place, de réaliser une petite analyse sur chacune d’elles, et d’en rester là. De notre côté, nous avons expliqué au client que l’affaire étant toute nouvelle dans le pays en question, il existait aussi un certain nombre de nouveaux acteurs intéressés par cette affaire, qui pourraient être des partenaires potentiels, et qu’il convenait donc d’étudier également. Nous avons donc proposé au client de repérer et répertorier tous les candidats possibles pour une éventuelle association, ce qui impliquait de connaître l’expertise de chacune de ces entreprises, ses ressources techniques, sa taille, sa capacité d’investissement, son sérieux, sa réputation et son honorabilité, sa localisation et ses facilités de déplacement sur le site, son expérience dans d’autres pays, ses réseaux politiques… Nous avons ensuite proposé au client de préparer avec lui une deuxième liste – une short list – , en rentrant plus dans le détail sur le passé de chaque entreprise : a-t-elle déjà travaillé avec des entreprises étrangères ? Comment se comporte-t-elle en affaires ? A-t-elle été l’objet de litiges ? 

Ainsi, la mission qui nous a été confiée allait bien au-delà d’une simple étude des entreprises existantes. 

Cet exemple montre bien que l’intelligence économique 

consiste à obtenir des renseignements privilégiés, 

afin d’essayer de comprendre « le dessous des cartes ». 

Pour réunir toutes ces informations, il faut disposer sur place de correspondants. Ceux-ci ne savent jamais pour quel client ils travaillent ; ils sont missionnés pour aller chercher les informations souhaitées, lesquelles seront ensuite vérifiées, classées et analysées, pour établir un rapport.

Pouvez-vous nous donner d’autres exemples ?

Absolument. Prenons le cas d’une entreprise française qui nous a demandé de lui apporter un maximum d’informations sur son concurrent dans un grand pays d’Asie. Nous avons accepté la mission et au bout de cinq mois de travail, nous avons été en mesure de tout lui révéler sur son concurrent asiatique : sa technologie actuelle, la technologie vers laquelle il s’orientait alors, comment il était organisé, quels étaient les marchés auxquels il s’adressait et les marchés qu’il allait attaquer. Sur la base de ces informations,  l’entreprise a pu s’organiser en connaissance de cause et trouver la réponse la plus adaptée.

Prenons un autre cas : une entreprise française était intéressée par certains appels d’offres en Algérie mais préférait ne pas y participer parce qu’elle observait que les spécifications des cahiers des charges semblaient refléter les standards allemands – ce dont elle déduisait  que ses chances de remporter le marché seraient faibles. Un peu déconcertée, l’entreprise nous a demandé  de vérifier ce qui se passait exactement avec ces appels d’offres. Nous avons accepté la mission ; nous nous sommes alors rendu compte que les spécifications allemandes étaient là par un simple phénomène d’inertie. En effet, les rédacteurs des cahiers des charges reproduisaient automatiquement les mêmes spécifications depuis des années. Munie de cette information, l’entreprise française a pu contacter son client potentiel et participer aux appels d’offres.

Autre exemple : dans un pays d’Afrique, une société nous a confié la mission d’étudier l’évolution des négociations entre le gouvernement et les compagnies minières, ce qui impliquait d’être introduit dans les réseaux locaux pour savoir exactement ce qui se passait. Par ailleurs, en Somalie, un client nous a demandé de réaliser un décryptage des différents acteurs publics dans le trading de pétrole. Au Mozambique, l’une de nos missions a consisté à analyser le processus de décision et les réseaux d’influence dans le secteur du pétrole et du gaz.

En résumé, l’intelligence économique (ou stratégique)

est la méthode qui permet d’obtenir des renseignements privilégiés

pour qu’au final l’entreprise puisse agir en connaissance de cause.  

Les prestataires de service en intelligence économique comme nous sont capables d’obtenir un large spectre d’informations grâce à leur grand réseau de correspondants, répartis un peu partout dans le monde. 

Quelles sont les différents types de vérifications (due diligences) effectuées pour permettre à une entreprise de bien connaître les parties prenantes avec lesquelles elle va être amenée à travailler sur un marché étranger ?

Les due diligences sont des vérifications concernant des personnes physiques et des personnes morales. Il est en effet souvent nécessaire de connaître de manière approfondie les parties prenantes avec lesquelles on va travailler d’une manière ou d’une autre. Les entreprises doivent être conscientes qu’elles ne peuvent pas travailler avec n’importe qui, sans faire un minimum de vérifications, afin de réduire le risque pour être sûres que leurs parties prenantes soient honorables et que l’on puisse travailler avec elles en toute tranquillité d’esprit. 

Il existe plusieurs types de due diligences. Les premières, appelées due diligences « open source », sont réalisées à l’aide de moteurs de recherche sophistiqués : on essaie d’avoir toutes les informations disponibles  sur la personne physique ou la personne morale désignée. Mais parfois ce n’est pas suffisant parce que certaines personnes restent « sous les radars » et qu’il n’existe que très peu d’informations sur elles. On va alors réaliser ce qu’on appelle une due diligence « renforcée », en faisant intervenir des correspondants locaux. Par exemple, une entreprise française voulait travailler avec une société de transport en Bulgarie, mais on ne trouvait aucune information sur celle-ci. Nous avons donc proposé à l’entreprise une due diligence renforcée et nous avons mis en piste nos correspondants sur place… Et ils ont trouvé toutes les informations demandées sur l’entreprise bulgare : ses actionnaires, ses dirigeants, comment ils se comportaient en affaires, avec qui ils étaient connectés…

Un autre exemple marquant : il y a environ cinq ans, une entreprise nous a approchés ; elle souhaitait en savoir davantage sur un personnage avec qui elle était en contact au Liban et qui, apparemment très bien introduit sur place, lui proposait une affaire a priori intéressante. Lors des vérifications préliminaires – que nous réalisons pour chaque mission – certains de nos correspondants sur place ont confirmé qu’effectivement, le personnage en question était bien connecté au Moyen-Orient… Et que ses connexions allaient jusqu’à Bachar el-Assad. Informé de cette découverte, le client nous a alors demandé de réaliser une due diligence Liban-Syrie. Au bout de cinq semaines, nous savions tout sur ce personnage et avons pu présenter au client un tableau de synthèse de sa galaxie de contacts.  Effectivement, celle-ci incluait trois personnes qui travaillaient directement avec Bachar el-Assad. 

Ces due diligences renforcées permettent donc 

d’approfondir la connaissance des personnes 

avec lesquelles une entreprise va travailler. 

Il existe un troisième type de due diligence,  très demandé en particulier par les fonds d’investissement et les grandes entreprises : ce sont les due diligences en cas de fusion-acquisition (M&A) ou de prise de participation. Pour ce type de mission, il faut aller beaucoup plus loin, avoir toute l’information sur les actionnaires, les bénéficiaires ultimes et les dirigeants d’entreprise : sont-ils appelés à rester ? Qui sont-ils ? Avec qui sont-ils connectés ? Existe-t-il des conflits d’intérêts ? Nous allons aussi chercher ce qu’on appelle « les invisibles », autrement dit ce qui n’a pas été dévoilé durant la négociation. Par exemple, une entreprise française voulait acquérir une société au Brésil et nous a mandatés pour une due diligence. Nous avons découvert que cette entreprise brésilienne était impliquée dans de nombreux litiges devant les tribunaux du travail et avait donc un passif potentiel non négligeable, lequel a pu ensuite être pris en compte dans la négociation. Dans ce genre d’opérations nous allons vérifier également si l’entreprise cible ne ferait pas l’objet d’une procédure judiciaire en cours dont elle n’aurait pas parlé. Nous nous efforçons donc de bien analyser tout l’environnement de l’entreprise pour que celui qui l’achète puisse le faire sereinement.

Dans ce domaine, que peuvent faire les entreprises, notamment les PME, qui n’ont pas forcément le budget pour se payer ce type de prestation plutôt haut de gamme ?

Effectivement, ces due diligences ont un coût. Mais il faut regarder ce budget au regard de l’enjeu. Que représentent 30.000 ou 40.000 € s’il s’agit de remporter des contrats à plusieurs millions d’euros ou, dans le cas d’une due diligence M&A, de racheter une société à 300 millions d’euros ? 

Il faut voir ces dépenses comme un investissement

qui, très souvent, représente 

un montant marginal par rapport à l’enjeu.

Pour ceux qui n’ont pas de budget conséquent pour payer ce genre de prestations, il existe des entités qui peuvent être d’une aide efficace : les conseillers économiques et commerciaux de l’ambassade de France, la Chambre de commerce binationale, Business France, les Conseillers du commerce extérieur (CCE)… Ce sont des moyens, pour les entreprises, d’obtenir un premier niveau d’informations sans dépenser des sommes élevées. 

Procéder à des vérifications vous paraît donc particulièrement important? 

Absolument, il faut vraiment faire ces vérifications, et c’est vrai aussi pour les entreprises qui, du fait de leur taille, ne sont pas assujetties à la loi Sapin 2 et à la loi sur le devoir de vigilance. Il faut regarder soigneusement avec qui on travaille parce que si on ne le fait pas, on peut se retrouver devant des difficultés potentiellement lourdes de conséquences. Aujourd’hui, une entreprise est plus que jamais observée : par ses concurrents, les États, les ONG, les réseaux sociaux… Si elle travaille avec des personnes ou des entreprises peu recommandables, cela se saura et la réputation de l’entreprise risque d’être affectée. Et si la situation dégénère, elle peut même se retrouver devant la justice. Il ne faut donc pas prendre ce genre de recommandations à la légère et vraiment essayer de bien connaître les personnes avec lesquelles on va travailler, qu’il s’agisse des clients, des partenaires, des fournisseurs…

La veille sur les parties prenantes impose-t-elle un screening permanent des tierces parties ?

Oui, la veille sur les parties prenantes est une exigence de la loi Sapin 2 qui devrait également s’appliquer aux entreprises qui ne sont pas assujetties à cette loi. Ce texte oblige à regarder de près si les parties prenantes (clients, sous-traitants, fournisseurs, etc.) respectent toutes les règles du jeu. Le premier critère de ces vérifications, c’est celui des sanctions internationales : il n’est absolument pas recommandé de faire des affaires avec une entreprise qui fait l’objet de sanctions internationales. Le deuxième critère de ce screening des tierces parties, c’est l’exposition politique de certaines personnes. Et le troisième critère, ce sont les mentions négatives sur Internet, dans la presse internationale mais aussi dans la presse locale. L’ADIT travaille ainsi en 28 langues en effectuant notamment la traduction de la presse locale qui n’est pas traduite. 

Qu’en est-il de la loi sur le devoir de vigilance ? 

Promulguée en 2017 mais encore peu connue, cette loi sur le devoir de vigilance oblige les entreprises d’une certaine taille (5.000 employés si le siège est en France, 10.000 si le siège est à l’étranger) à veiller à ce que leurs parties prenantes respectent les droits de l’Homme, les libertés fondamentales, les lois de l’environnement, ne soient pas impliquées dans le terrorisme, le financement du terrorisme ou le blanchiment d’argent, etc. Ce sont des sujets que nous avons ajoutés dans notre plateforme de veille, parce qu’aujourd’hui ils doivent être regardés simultanément et en permanence. Notre veille sur les parties prenantes est ainsi quotidienne. Pour notre plus grand client, nous comptons 110.000 parties prenantes, que nous vérifions toutes les nuits. Si nous découvrons tout à coup que telle ou telle partie prenante est impliquée dans une situation « déplaisante », nous allons vérifier ce qu’il en est et si cela semble sérieux. Le lendemain, notre client recevra un mail dans lequel nous lui signalerons que telle partie prenante de tel pays doit être regardée de près. Aujourd’hui, avec les outils dont nous disposons, nous arrivons à réaliser ce genre de veille.

En quoi consiste « l’export control » dans le cadre des sanctions internationales ? 

Il est nécessaire de regarder si la personne 

que vous avez en face de vous, votre client ou autre, 

fait l’objet ou non de sanctions internationales.

A la Direction du Trésor, il existe un bureau des sanctions internationales qui peut être consulté à tout moment pour obtenir un conseil sur telle ou telle situation dans un pays donné. Si une entreprise veut par exemple exporter un produit autorisé vers l’Iran à un client qui n’est pas sanctionné, elle peut vérifier auprès du bureau des sanctions de la Direction du Trésor s’il n’y a pas d’inconvénient à le faire et connaître les précautions à prendre. Le problème principal qu’une entreprise rencontrera si elle veut exporter un produit autorisé vers un client non sanctionné dans un pays sanctionné, c’est l’overcompliance (ou surconformité) pratiquée par les banques ou les compagnies d’assurance. Le plus souvent, quand le responsable du compte de l’entreprise voit passer le mot « Syrie », « Iran » ou « Venezuela », il s’inquiète, et en général, va empêcher l’entreprise de réaliser l’opération, même si celle-ci est théoriquement légale. Il y ainsi beaucoup d’opérations qui ne se font pas à cause de ces postures d’overcompliance.

En quoi consiste la loi de blocage ?

La loi de blocage existe depuis 1968 mais la plupart des entreprises ne la connaissent pas

Cette loi empêche les entreprises de donner

des informations sensibles à 

des gouvernements étrangers. 

Elle a été actualisée et modernisée en 2022 par un décret et un arrêt d’application. Ces dernières années, on a pu en effet observer que certains gouvernements étrangers, en particulier celui des États-Unis, demandaient des informations très sensibles à des entreprises dans le cadre de procédures administratives ou parfois judiciaires. La loi vise à empêcher que ces informations soient données. Mais souvent, quand les entreprises voient que le gouvernement des États-Unis leur demande une information, elles prennent peur et donnent l’information en question sans se renseigner davantage. C’est une erreur car depuis la modification de la loi de blocage, une personne qui travaille pour une entreprise dite « stratégique » (il existe une liste confidentielle d’entreprises stratégiques, gérée par la Direction des entreprises du Ministère de l’Economie) est passible d’amende et même de prison si elle donne une information demandée par un État étranger. Et lorsqu’on travaille dans une entreprise non « stratégique », en cas de demande d’information par un gouvernement étranger, il convient de contacter le SISSE ou « Service d’information stratégique et de sécurité économique » du Ministère de l’Economie. Ce service a pour vocation de protéger les entreprises : c’est lui qui décide quelles sont les informations que l’on a le droit de donner et celles qu’on ne doit pas divulguer. La justice américaine reconnaît d’ailleurs cette loi française : dans le cadre d’un procès aux États-Unis dans lequel était impliquée une société française, le juge n’a ainsi pas tenu rigueur à celle-ci de n’avoir pas remis des informations qui lui étaient demandées dans le cadre de la procédure, pour la raison qu’en France il existe une loi qui protège l’entreprise et lui interdit de donner ces informations. Je le répète : si une entreprise reçoit une demande d’information d’un gouvernement étranger, elle doit immédiatement s’adresser au SISSE.

Quels sont les principaux acteurs de l’intelligence économique en France ?

Le Synfi, syndicat français de l’intelligence économique, a dressé un panorama des principaux acteurs de l’intelligence économique en France. Y figurent les cabinets d’intelligence économique comme l’ADIT, mais aussi les différents services de l’administration qui font de l’intelligence économique (DGSE, CISSE, Direction générale de l’armement, chambres de commerce, Business France, etc.), ainsi que des associations comme le cercle K2, le Medef (qui a un comité intelligence économique) et les Conseillers du commerce extérieur de la France. Certaines écoles ou instituts traitent également le sujet et produisent des études très intéressantes, à l’image de l’Ecole de guerre économique, dirigée par Christian Harbulot. Certains médias abordent aussi la question.

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