filière Cognac
Garder le cap du marché chinois par gros temps : le cas de la filière Cognac
Entretien croisé avec Camille Paineau, doctorante au sein du laboratoire LEMNA et de l’IAE de Nantes, qui a mené une étude approfondie auprès des opérateurs de l’IGP Cognac après plusieurs années passées en Chine, et avec Lionel Lalagüe, responsable des affaires publiques et internationales au Bureau interprofessionnel du Cognac. Tous deux apportent un éclairage complémentaire sur la filière : l’une en analysant les pratiques et les perceptions des acteurs, l’autre en décrivant l’impact du choc provoqué par les droits antidumping et les réponses mobilisées pour y faire face.
Vous travaillez depuis plusieurs années sur l’étude de la filière du Cognac. Quand avez-vous compris que la relation commerciale avec la Chine passait du régime d’alerte orange au rouge vif pour cette appellation ?
Camille PAINEAU : La bascule s’est jouée en deux temps. Fin 2023, la première alerte européenne auprès de l’OMC concernant les méthodes de production des batteries chinoises a enclenché un cycle de tensions commerciales ; dans la foulée, Pékin a annoncé une enquête antidumping visant les eaux-de-vie européennes. Tout s’est accéléré en 2024 avec la mise en place des droits additionnels antidumping autour de 34 %, puis, en juillet 2025, avec un ajustement et la publication d’une liste de 34 exportateurs bénéficiant d’une exemption conditionnée à un prix plancher. Au total, sur la période 1er août 2024 – 31 juillet 2025, la filière a expédié un peu plus de 150 millions de bouteilles, soit une baisse de 4,2 % en volume et 13,7 % en valeur.
À vous entendre, on comprend que l’IGP Cognac s’est trouvée entraînée dans un phénomène de rétorsions commerciales et que la Chine a voulu frapper la France sur un de ses champions à l’exportation.
C.P. : Exactement. Le Cognac, porté par des maisons familiales et quatre leaders – Hennessy, Martell, Courvoisier, Rémy Martin – s’est retrouvé otage d’un bras de fer qui le dépasse. La Chine est un marché très ancien pour cette appellation, on trouve trace des premières actions marketing en 1872 ! Rappelons que la filière exporte 97.5 % de sa production, les Etats-Unis et la Chine étant ses deux premiers marchés. Quand un pays cherche à frapper la France là où ça peut faire mal, il pense souvent aux vins et spiritueux. Avec le temps, les opérateurs ont donc développé une réelle expertise géopolitique pour suivre les évolutions des marchés ; celle-ci a été mobilisée dans le cas du choc déclenché par la Chine.
Comment pensez-vous que les maisons de Cognac peuvent agir pour tenter de maintenir leurs ventes sur le marché chinois ?
C.P. : Les exportateurs doivent parvenir à développer des liens et des relations d’égal à égal avec leurs partenaires chinois. Il faut s’efforcer d’atteindre un équilibre des pouvoirs. Rappelons que les 4 plus grandes maisons de cognac, qui exportent à elles seules 80% des volumes de l’appellation, ont une taille et une surface financière qui leur permettent de traiter sur un pied d’égalité avec les grands acteurs chinois. On trouve des opérateurs de toute taille en Chine ; le numéro un mondial des spiritueux est une entreprise chinoise qui produit surtout du baijiu, mais il existe aussi beaucoup d’entreprises de taille modeste. Avec elles, les PME françaises ont la capacité de développer des relations relativement symétriques ainsi que des liens personnels.
Dans quelle mesure ces relations sont-elles utiles dans le contexte du conflit commercial actuel ?
C.P. : Il faut se rappeler que les liens interpersonnels sont le premier facteur permettant de faire des affaires en Chine. Lorsque la relation est établie et de bonne qualité, elle permettra de rechercher des solutions avec le partenaire et de parvenir à trouver des solutions. Il est donc crucial de continuer à cultiver les relations établies avec les agents, distributeurs et autres relais locaux, même en temps de crise où les volumes d’affaires peuvent être réduits.
Vous soulignez l’importance de recourir au réseau, sur le marché chinois. En quoi la pratique du réseau dans l’écosystème chinois présente-elle des caractéristiques différentes de ce que nous connaissons en Occident ?
C.P. : Je souhaite d’emblée insister ici sur un facteur incontournable pour fonctionner et réussir en Chine ; il s’agit de la notion de guanxi. Ce terme recouvre une réalité que nous avons parfois du mal à saisir depuis la France. Le guanxi est un système étendu de relations et d’obligations mutuelles, auquel chaque individu appartient. Il relie ainsi chaque personne à des centaines d’autres qui peuvent être mobilisées à des fins diverses comme fournir de l’information, rendre un service, mettre en contact avec un tiers. Le guanxi est donc un réseau beaucoup plus étendu que ce que nous connaissons en Occident. Il suppose des relations de relativement long terme dans lesquelles chacun va s’engager quasiment à vie, en ayant à donner et à recevoir au fil du temps.
Pour les Chinois la pratique du guanxi est assumée, le terme est connoté positivement. Il faut tout de même indiquer qu’il peut y avoir un certain revers de la médaille avec parfois des pratiques de népotisme, d’éthique trop faible voire de corruption. L’individu peut parfois se montrer plus loyal à son réseau qu’à son entreprise.
Quelles sont les ressources qu’un exportateur peut obtenir via son guanxi ?
C.P. : Le réseau permet bien entendu d’accéder à des partenaires d’affaires, notamment dans la distribution. Le périmètre peut dépasser les frontières de la Chine car la diaspora chinoise est nombreuse dans le monde, et peut être atteinte et sollicitée via le guanxi.
Un autre point important est que dans un contexte institutionnel flou, l’accès à l’information pratique – comment les douanes interprètent, comment les autorités appliquent – passe largement par les réseaux de confiance locaux, les guanxi. Plus le cadre réglementaire est flou, plus les guanxi deviennent décisifs. Il faut savoir que bien souvent l’Etat chinois énonce le cadre général d’une réforme sans en préciser les contours définitifs, ce qui se fait chez nous par les décrets d’application. Il subsiste donc souvent une zone de flou, et l’accès aux personnes informées, en fonction des sujets, permet d’adopter les bonnes pratiques. L’information obtenue sera fiable le plus souvent, car elle engage la réputation de celui ou celle qui la fournit. À l’inverse, quand l’État resserre le cadre, le réseau s’efface sans disparaître.
Vous insistez sur l’importance de maintenir des relations de proximité avec les partenaires ; vous allez jusqu’à parler de « mariage » avec le distributeur local.
C.P. : C’est la réalité qui ressort des entretiens que j’ai réalisés : le contrat n’est qu’un point d’entrée dans la relation commerciale car très vite celle-ci sera conditionnée par la qualité de la relation interpersonnelle. Certains dirigeants interrogés m’ont ainsi parlé de liens « à la vie, à la mort ». Il y a donc un travail de construction des relations qui démarre par l’identification de partenaires fiables, en amont. Je conseille aux exportateurs de pratiquer le sourcing d’information auprès d’acteurs privés, car les acteurs publics et administratifs sont assez peu intégrés au guanxi. Il faut trouver des acteurs loyaux, ce qui peut prendre du temps, couramment entre deux et trois ans, jusqu’à 8 ans dans un cas observé, pour qualifier les contacts et trouver un partenaire qui sera aligné sur les valeurs, la fiabilité des pratiques, les volumes. L’enjeu n’est pas tellement de sécuriser les paiements car dans la filière ils ont lieu avant expédition ; il faut surtout s’assurer du respect de la destination prévue pour éviter le marché parallèle.
Il faudra ensuite aller plus loin pour cultiver et approfondir la relation d’affaires dans un esprit de partenariat bénéfique pour les deux parties. Cela se traduit concrètement par des décisions qui peuvent sembler coûteuses à court terme mais qui paieront sur le long terme, comme se déplacer sur place lorsque l’on détecte une certaine prise de distance par un partenaire, ou un peu de flottement dans la relation. Cet effort permettra d’éclaircir la situation et surtout, il sera pris comme une grande marque d’intérêt par le partenaire. Il faut savoir interpréter les signaux faibles.
Par ailleurs, j’ai pu observer des cas de projets co-construits qui vont au-delà de l’exportation de cognac. Un grand groupe français a ainsi proposé de placer en duty free une marque de baijiu produite par son partenaire chinois ; un autre a investi pour produire du whisky en Chine avec un partenaire régional.
Vous avez observé chez certains opérateurs une implication forte des équipes, basées en France, pour satisfaire au mieux les partenaires chinois. Comment font-ils ?
C.P. : Tout à fait ! Les opérateurs les plus performants ont su insuffler un sens du service « à la chinoise » à leurs équipes opérationnelles en France, aussi bien pour la mise en bouteille que pour la logistique. Il est important de signaler que les opérateurs cognaçais de taille moyenne ou modeste étant la plupart du temps des entreprises familiales, ils disposent là d’un atout important pour s’inscrire dans le temps long et mettre au premier plan le caractère interpersonnel de la relation. Les partenaires chinois apprécieront beaucoup de s’inscrire dans cette continuité familiale affichée par leur fournisseur, et seront très intéressés par des étapes comme le renouvellement des générations et la transmission. Il ne faut pas hésiter à partager ce récit avec eux.
Finalement, comment mobiliser ce facteur interculturel dans la construction des relations d’affaires, quand l’entreprise ne le maîtrise pas en interne ?
C.P. : Certaines agences de mise en relation peuvent faciliter le rapprochement ; toutefois nous recommandons la prudence car elles ajoutent une forme d’opacité dans le parcours d’internationalisation ; elles sont un intermédiaire supplémentaire. Nous conseillons plutôt de s’appuyer sur des personnes qui connaissent les deux cultures et ont vécu dans les deux pays ; ces boundary spanners biculturels sont des facilitateurs dans la construction et le maintien de la relation commerciale.
Pour conclure, nous aimerions savoir si les entreprises de l’IGP mettent leurs efforts en commun dans ce contexte difficile.
C.P. : Il y a une culture de l’émulation entre les opérateurs : on s’observe, on apprend les uns des autres avec des moments d’échange de meilleures pratiques. Par exemple, les exportateurs savent qu’ils ont un adversaire commun : le marché parallèle. Il érode la valeur, détruit la traçabilité et fausse les données. Face à cela, les maisons – grandes et petites – ont mis en commun certaines pratiques sous l’égide d’instances professionnelles : marquages plus fins, étiquettes inviolables, traçage GPS des conteneurs… La coopération existe pour défendre l’appellation et l’indication géographique – rappelons que Cognac fut la première indication géographique étrangère reconnue en Chine en 2009. Il existe par ailleurs une forte concurrence sur le plan commercial, les opérateurs se disputent les parts de marché. C’est donc une forme de coopétition dans la filière.
Vous représentez le Bureau national interprofessionnel du Cognac ; à ce titre vous avez vécu la crise de la relation commerciale avec la Chine depuis l’intérieur. Pouvez-vous, pour commencer, décrire le poids du marché chinois pour Cognac ?
Lionel LALAGUE : La Chine est notre deuxième marché derrière les Etats-Unis. Nous sommes un petit acteur pour elle car ce sont avant tout les alcools locaux qui sont consommés, surtout le baijiu. Nous pesons environ 1% du marché en volume et 2% en valeur, ce qui montre le positionnement prix relativement élevé de nos produits. En revanche, la Chine pèse lourd dans les ventes de notre IGP : environ 21 % des ventes en volume et 36 % en valeur. C’est un gros client qui absorbe en particulier les alcools âgés, pour quasiment 50% de nos ventes. Ces chiffres datent d’avant l’entrée en mesure des sanctions.
À partir du moment où l’enquête chinoise a été lancée, pouvez-vous nous dire comment la filière a réagi ?
L.L. : Vous avez raison, nous pouvons parler au présent car à l’heure actuelle la crise n’est pas terminée et nous sommes loin d’avoir retrouvé nos volumes passés, en Chine. Elle a été jusqu’ici un gros acheteur.
Le BNIC a été très actif pour répondre à la décision chinoise, il a joué son rôle de fédérateur des différents acteurs. Rappelons que c’est un organisme qui réunit les producteurs et les négociants, avec une présidence tournante tous les trois ans. La filière facture 2.7 Mds € / an départ cognac, pour une valeur sur le marché final de près de 12 Mds € / an.
Nous avons coordonné la réponse à l’enquête antidumping, c’est un procédé très intrusif dans lequel les exportateurs ont quasiment dû se mettre à nu en dévoilant leur savoir-faire, leur structure de coûts, leurs réseaux de fournisseurs… C’est chronophage. Nous avons soutenu financièrement les PME pour absorber des questionnaires d’une intrusion rarement vue, la plupart du temps rédigés en mandarin.
Les actions de lobbying constituent une part importante de notre réponse. Nous avons été actifs aux niveaux français, européen et chinois. Nous avons rencontré le Ministre du Commerce chinois et avons fait porter notre message lors des cérémonies du 60ème anniversaire de la reconnaissance de la République Populaire de Chine par la France. Le BNIC a mobilisé tous ses réseaux ; j’en profite pour indiquer que nous avons aussi représenté les intérêts de nos homologues de l’Armagnac, avec qui nous travaillons en très bonne entente. Nous sommes les deux appellations concernées par les sanctions.
Enfin, je dois insister sur le fait que nous avons organisé une manifestation inédite à Cognac en septembre 2024. Ce moment a été un pivot car la filière Cognac est peu habituée aux manifestations ; or ce jour-là tout le monde était dans la rue, y compris les patrons des grands groupes. Les pouvoirs publics ont enfin ouvert les yeux et nous avons été reçus au Sénat et à l’Assemblée Nationale.
Comment êtes-vous parvenu à un accord, et quels en sont les effets pour les opérateurs ?
L.L. : Nous avons choisi, lucidement, la voie de l’engagement de prix minimum avec le MOFCOM (Ministère du Commerce chinois). Ce n’est ni une reconnaissance de culpabilité ni une voie de facilité ; c’est la condition pour sécuriser des volumes et rester sur le marché. En pratique, les exportateurs doivent maintenir le tarif fixé par l’accord, et remplir de nombreuses obligations en fournissant des certificats d’exportation, des reportings trimestriels etc. Ce Ministère est très exigeant et ses demandes sont à sens unique, mais nous avons pu obtenir des prix planchers qui maintiennent une marge correcte pour les opérateurs ; ce n’est pas le cas pour d’autres catégories comme les brandys, pour lesquels les tarifs accordés ne permettent pas la rentabilité et qui se trouvent de fait exclus du marché.
Le revers de cette médaille, c’est qu’une partie des entreprises restent hors dispositif et donc quasiment exclues du marché…
L.L. : C’est un angle mort que nous nous efforçons de réduire. 34 sociétés Cognac et Armagnac sont aujourd’hui couvertes par l’engagement ; nous accompagnons celles qui demandent un réexamen. Mais la réalité est dure : avec une surtaxe de 32,2 % à 34,9 % et des droits de douane portés de 5 % à 10 % début 2025, l’équation prix est devenue un mur pour qui n’est pas sous exemption.
Plus globalement, comment évoluent la demande et les habitudes de consommation locales sur le marché chinois, en ce qui concerne les spiritueux ?
L.L. : Le contexte économique est globalement plus difficile depuis le Covid, avec un pouvoir d’achat qui se resserre et une consommation d’alcool en recul. Le gouvernement a lancé une nouvelle campagne de frugalité, après celle des années 2010. La consommation d’apparat, qui a connu de beaux jours, recule voire disparaît. Les whiskies progressent sur des tarifs plus bas. Le Cognac reste désirable, surtout en VSOP et XO, mais il doit reconstruire son image après 18 mois de procès en dumping dans la presse chinoise, tout en s’adaptant à un pouvoir d’achat sous pression. La reconstruction sera un marathon, pas un sprint.
Pensez-vous qu’à terme la filière Cognac pourra renouer avec ses records passés en Chine ?
L.L. : Il y aura de toute façon beaucoup à faire, et tout dépendra du cycle économique chinois et des choix politiques à Pékin et à Bruxelles. Nous devons être efficaces sur ce que nous maîtrisons : poursuivre l’exemplarité procédurale, étendre l’engagement de prix au plus grand nombre, réinvestir la marque France et l’IGP en rassurant nos clients sur le fait que non, nous n’avons pas fait de dumping ; et continuer à diversifier les marchés et les qualités, défendre la valeur contre le marché gris et rester, coûte que coûte, présents aux côtés de nos partenaires chinois.
Dernière question : avec un taux d’exportation à 97,5 % export, n’êtes-vous pas trop dépendants des chocs extérieurs ?
L.L. : Notre ADN est l’international depuis quatre siècles. Cette dépendance est aussi notre force : elle nous oblige à être agiles, unis dans l’interprofession, et créatifs dans les chaînes de valeur. Nous avons tenu par gros temps ; nous tiendrons parce que notre produit et notre territoire portent une valeur culturelle que le consommateur chinois comprend. filière Cognac