Shein, l’épreuve de vérité : quand 4,6 milliards de petits colis bousculent la politique commerciale européenne
Le « modèle Shein » ou la mondialisation en format colis !
Le scandale Shein agit comme un révélateur brutal : la mondialisation n’est plus un flux de conteneurs, mais un torrent de paquets. Selon la Commission européenne, 4,6 milliards de colis de faible valeur ont été importés dans l’UE en 2024, soit environ 12,6 millions par jour, un niveau jamais atteint auparavant. Les données officielles indiquent que 91 % de ces colis proviennent de Chine (Conseil de l’UE, 13 novembre 2025).
Cette explosion logistique repose largement sur la catégorie douanière H7, créée pour simplifier le dédouanement des petites commandes individuelles. Shein et Temu, plateformes chinoises ultra-numérisées, ont su optimiser ce régime en atomisant les exportations : un produit, un colis, un envoi express.
Cette faille trouve son origine dans une exemption de TVA créée par l’UE en 1992, lorsque le commerce postal transfrontalier était marginal. À l’époque, Bruxelles avait supprimé la TVA sur les importations < 22 € pour éviter de traiter des micro-transactions administratives. Cette règle s’appliquait à quelques milliers d’envois… et non à plusieurs millions.
Si l’exemption de TVA a été supprimée en 2021 avec les guichets OSS et IOSS, l’exonération douanière < 150 €, elle, demeure, générant aujourd’hui un différentiel de coût dont les plateformes chinoises tirent avantage.
Shein, fondé en 2008, a poussé ce modèle à la perfection : fabrication ultra-rapide, absence de stocks européens, prix bas, marketing algorithmique. Selon les estimations sectorielles, près de 30 % des ventes de mode en ligne des moins de 30 ans lui reviennent désormais.
La riposte française : sévir pour sauver le « level playing field »
Face à cette vague sans précédent, la France a choisi la fermeté. Sous l’impulsion de Jean-Noël Barrot, une opération de contrôle massive à Roissy a été menée pour vérifier la conformité douanière et la sécurité des produits provenant de Shein.
Dans le même temps, Paris a demandé à Bruxelles d’ouvrir une enquête, ce que la Commission a accepté en déclarant prendre « très au sérieux » les inquiétudes françaises. Une rencontre UE-Shein a été programmée pour examiner le respect du Digital Services Act et du GPSR : l’affaire est devenue un sujet politique entre Paris, Bruxelles et Pékin
Mais un problème demeure : les outils de contrôle européens ont été conçus pour des flux en conteneurs, non pour des millions de colis fragmentés…
Deux systèmes opposés : régulation européenne versus stratégie chinoise
L’Union européenne tente désormais de rattraper trois décennies d’inertie réglementaire :
– La réforme douanière prévoit la suppression du seuil < 150 €, la création d’un EU Customs Data Hub et un prélèvement de 2 € par colis pour financer les contrôles (Commission et Conseil de l’UE, 2025).
– La TVA est due depuis 2021 sur toutes les importations, mais la collecte repose sur des déclarations anticipées encore incomplètes.
– Le GPSR (2024) et le DSA renforcent la responsabilité des marketplaces, mais leur application reste hétérogène dans les 27 pays membres de l’UE.
La Chine, à l’inverse, a construit un cadre incitatif cohérent. Le mécanisme CBEC (Cross-Border E-Commerce), consolidé depuis 2019 :
– Applique 0 % de droits de douane,
– Réduit la TVA et les taxes à 70 % du taux normal,
– S’appuie sur des zones franches e-commerce et sur une liste positive de 1 400+ produits.
Selon les chiffres officiels chinois, les échanges CBEC ont atteint 2,38 trillions de RMB en 2023 (+15,6 %).
La différence est nette : la Chine subventionne une conquête commerciale, l’Europe colmate les brèches.
Et si l’Europe passait à l’offensive ? Subventionner le DTC européen vers la Chine
Les mesures françaises et européennes pour encadrer le flux de petits colis (contrôles renforcés, nouvelles obligations pour les plateformes et surtout forfait administratif par colis destiné à financer les contrôles douaniers) restent indispensables. Elles réduisent les distorsions les plus flagrantes et rétablissent un minimum d’équité. Mais ces outils, aussi nécessaires soient-ils, ne constituent qu’une réponse partielle à un phénomène structuré et massivement soutenu par la Chine.
Pour rééquilibrer réellement la relation commerciale, l’Europe doit compléter cette régulation par une stratégie offensive : aider les entreprises européennes à développer un modèle DTC vers la Chine avec la même détermination que Pékin utilise pour ses propres entreprises. Un European DTC Export Fund constituerait l’outil central de cette stratégie. Il financerait les coûts d’entrée sur les grandes plateformes chinoises, Tmall, JD, Douyin etc., tout en prenant en charge les dépenses réglementaires liées au CBEC, qu’il s’agisse de l’enregistrement des produits, de leur conformité ou de la logistique d’exportation.
Un tel dispositif soutiendrait également les investissements marketing indispensables sur ces marchés, notamment le live-commerce et les KOLs, les influenceurs en ligne, devenus incontournables pour toucher les consommateurs chinois. Il permettrait en outre de mutualiser un hub logistique européen installé dans une zone franche en Chine, afin de réduire les coûts, sécuriser les flux et accélérer les délais de livraison.
Enfin, un fonds de ce type donnerait un véritable élan aux labels Made-in européens, et particulièrement au Made in France, qui bénéficient déjà d’une image de qualité en Chine, mais restent sous-représentés faute de moyens d’implantation digitale dans ce pays. En accompagnant leur présence directe auprès des consommateurs chinois, ce dispositif transformerait une initiative commerciale en un instrument stratégique d’influence économique de l’Union européenne.
Transformer la faille Shein en accélérateur export pour les entreprises européennes
Les limites environnementales et sociales de l’ultra-fast fashion chinoise sont désormais évidentes : surproduction textile, envois aériens fragmentés, retours massifs et conformité aléatoire. Ce modèle, qui a prospéré sur des coûts minimisés et une vitesse extrême, commence à montrer ses fragilités : les consommateurs chinois eux-mêmes commencent à en percevoir les dérives, notamment en matière de qualité, de durabilité et de sécurité des produits.
C’est précisément là que se trouve l’opportunité stratégique pour l’Europe. Ses entreprises opèrent déjà dans un cadre exigeant (normes sociales, traçabilité, sécurité des substances, innovation responsable, …) qui constitue un avantage compétitif naturel dans un monde où la demande se réoriente vers la confiance et la qualité. La Chine est le marché où cette mutation est la plus rapide : sa classe moyenne veut moins de « cheap » et plus de « safe ».
Développer l’exportation DTC européenne vers la Chine ne revient donc pas à copier Shein, mais à offrir l’alternative premium que le marché chinois commence à réclamer, avec un puissant relais de croissance : la visibilité mondiale. Ce qui gagne en crédibilité en Chine se diffuse dans toute l’Asie et dans les diasporas internationales, créant une dynamique d’image impossible à obtenir sur les seuls marchés occidentaux.
En clair : la crise Shein ne doit pas pousser l’Europe à se refermer, mais à engager une contre-offensive fondée sur ses atouts de qualité, sécurité, créativité, et à utiliser le marché chinois comme caisse de résonance mondiale pour ses entreprises. C’est là que réside la véritable opportunité du DTC européen.