
Échange commercial international : stop ou encore ?
Pascal Lamy : « Nous ne vivons pas une déglobalisation, mais un ralentissement de la globalisation »
Le commerce international, souvent perçu comme en crise, traverse en réalité une mutation profonde plus qu’un recul. Lors de son intervention au Débat du Commerce International de La Fabrique de l’Exportation, Pascal Lamy, ancien directeur général de l’Organisation mondiale du commerce (OMC), a livré une analyse lucide sur l’état du monde économique : non, la globalisation ne recule pas, mais elle ralentit. Ce diagnostic, à rebours des discours alarmistes sur une supposée « démondialisation », éclaire les défis structurels auxquels l’Europe doit désormais faire face — technologiques, politiques et identitaires.
Une globalisation en ralentissement, pas en reflux
Selon Pascal Lamy, les données économiques ne confirment pas l’hypothèse d’une déglobalisation. Les flux mondiaux de biens, de services et de données se maintiennent à des niveaux élevés. Ce que nous observons, c’est un ralentissement du rythme de leur expansion, signe d’un changement de moteur plutôt que d’une marche arrière. « La globalisation a toujours été le produit de la technologie et de l’idéologie », explique-t-il. Aujourd’hui, le moteur technologique — les innovations numériques, logistiques et productives — continue de pousser vers plus d’interconnexions. Mais le moteur idéologique, lui, cale : les sociétés occidentales doutent désormais des vertus de l’ouverture commerciale, au nom de la souveraineté, de la sécurité et du climat.
Ce retournement idéologique a produit trois nouveaux visages du commerce mondial, selon Lamy : la sécurisation, l’arsenalisation et la mercantilisation.
- La sécurisation, d’abord, marque la prise de conscience de la fragilité des chaînes de valeur mondiales, révélée par la pandémie et les tensions géopolitiques.
- L’arsenalisation, ensuite, désigne l’usage croissant des instruments commerciaux comme armes diplomatiques — sanctions, embargos, contrôle des technologies sensibles.
- La mercantilisation, enfin, traduit le retour du protectionnisme, où chaque État défend ses intérêts nationaux plutôt que le bien commun global.
Le commerce mondial sous l’ombre de la rivalité sino-américaine
Pour Lamy, cette triptyque de tensions s’inscrit dans un cadre plus large : la rivalité systémique entre les États-Unis et la Chine. « C’est le fond de tableau de tout ce qui se passe dans le monde aujourd’hui », résume-t-il. Cette confrontation ne se limite pas au commerce : elle s’étend à la technologie, à l’intelligence artificielle, à la transition énergétique, et même à la gouvernance mondiale. Les États-Unis redéfinissent leurs politiques industrielles et commerciales sous le signe de la sécurité nationale, tandis que la Chine avance sa stratégie d’autonomie technologique. Entre ces deux géants, l’Europe peine à trouver sa place, oscillant entre dépendance stratégique et volonté d’émancipation.
L’Europe à la croisée des chemins : changer de logiciel
Pascal Lamy lance un avertissement : l’Europe n’est pas prête pour ce nouveau monde. Ses institutions et ses politiques restent conçues pour un univers de coopération multilatérale, alors que la logique de puissance s’impose. « Nous devons changer de logiciel », plaide-t-il. Ce changement passe par trois chantiers : la défense, l’innovation et l’intégration politique.
D’un point de vue institutionnel, Lamy critique la tendance européenne à aborder la construction communautaire par sa « face sud » — technocratique, économique, juridique — en négligeant sa « face nord » — politique, émotionnelle, symbolique. Or, sans sentiment d’appartenance et sans récit collectif, l’Union européenne ne peut rivaliser avec des puissances unies par une identité forte. Il faut donc « réenchanter » le projet européen, en y réinjectant du sens, de la passion et de la fierté.
L’innovation, moteur d’une compétitivité retrouvée
Le retard européen en matière d’innovation constitue un point névralgique du diagnostic. Lamy observe que les États-Unis et la Chine investissent massivement dans la recherche technologique, les start-ups et les technologies vertes, tandis que l’Europe reste entravée par un cadre financier rigide et une culture de l’échec punitive.
Parmi les pistes évoquées :
- Augmenter le financement de l’innovation au niveau européen, notamment via un véritable fonds souverain technologique.
- Réduire les coûts de l’échec entrepreneurial, en réformant les régimes de faillite et en valorisant le rebond.
- Créer un régime européen d’incitation fiscale pour attirer et retenir les talents dans les start-ups.
Cette transformation est vitale : sans rattrapage rapide, l’Europe risque d’être marginalisée dans la course mondiale à la technologie.
Réapprendre le commerce international
Autre constat alarmant : une méconnaissance croissante du commerce international en France et en Europe. Lamy évoque une hostilité populaire alimentée par des malentendus sur les mécanismes et les bénéfices des échanges. Pour inverser cette tendance, il propose de renforcer l’enseignement de l’économie internationale dès le secondaire et dans les formations supérieures, d’impliquer davantage les chefs d’entreprise dans la pédagogie économique et de repenser la communication sur les accords commerciaux. Le terme « libre-échange », par exemple, suscite aujourd’hui des réactions négatives ; il faut lui préférer des concepts plus concrets comme « commerce équitable » ou « accès aux marchés durables ».
Adapter les entreprises à un monde instable
Enfin, Lamy appelle les entreprises françaises et européennes à s’armer intellectuellement et stratégiquement. Dans un environnement instable, les entreprises doivent développer des systèmes de veille efficaces pour anticiper les changements géopolitiques, réglementaires et technologiques. L’agilité stratégique, la diversification des marchés et la coopération public-privé deviennent les clés de la résilience.
Des actions concrètes pour préparer l’avenir
Le débat identifie plusieurs actions prioritaires :
- Développer des systèmes de veille pour les entreprises afin d’anticiper les mutations du commerce mondial.
- Renforcer l’enseignement de l’économie internationale pour combler le déficit de compréhension.
- Évaluer l’efficacité du soutien diplomatique apporté aux entreprises françaises à l’étranger.
- Mettre en œuvre une stratégie européenne d’innovation, favorisant le financement et réduisant le coût de l’échec.
- Renforcer la « face nord » de l’intégration européenne, en cultivant un sentiment d’appartenance partagé.
Vers une nouvelle grammaire du commerce mondial
Au-delà des diagnostics, Pascal Lamy propose une nouvelle grammaire de la mondialisation. Une grammaire où les mots-clés ne sont plus « ouverture » et « libéralisation », mais résilience, souveraineté, innovation et inclusion. L’Europe doit s’adapter à cette réalité en réconciliant ses valeurs — ouverture, coopération, durabilité — avec une compréhension réaliste des rapports de force.
Dans cette vision, le commerce international n’est pas condamné ; il entre dans une phase plus mature, sélective et stratégique. Pour l’Europe, l’enjeu n’est pas de s’isoler, mais de réinventer son rôle dans la mondialisation : non plus comme simple marché, mais comme puissance régulatrice et innovante.
En conclusion, Pascal Lamy appelle à une révolution tranquille de la pensée européenne, combinant lucidité économique et ambition politique. Le monde se redessine, et l’Europe, si elle veut rester influente, doit redevenir actrice, non spectatrice, de la nouvelle ère de la globalisation.