Équipementiers automobiles

Équipementiers automobiles : quels enjeux pour préserver la création de valeur en Europe ?
Les équipementiers européens font face à une nouvelle concurrence venant notamment de Chine. Quels sont les enjeux de cette nouvelle menace, et comment y répondre? Entretien avec Aziz Belaouda, Responsable affaires publiques et développement durable chez Valeo.
Pouvez-vous d’abord nous présenter brièvement Valeo ?
Valeo est un groupe centenaire, emblématique de l’industrie automobile française et européenne. C’est un champion de l’export qui vend à l’étranger la plus grande partie de sa production française et la première entreprise utilisatrice de VIE dans le monde. Aujourd’hui, Valeo compte 106.000 collaborateurs dans le monde, est présent dans 28 pays avec 155 sites de production, et réalise un chiffre d’affaires de 21,5 milliards d’euros (2024), pour moitié en Europe et pour un tiers en Asie.
Comment le développement international Valeo a-t-il été mené ?
En tant qu’équipementier automobile, le rôle de Valeo est d’accompagner l’ensemble des constructeurs là où ils sont implantés. C’est pourquoi nous avons adopté une approche régionalisée, qui vise à limiter l’étirement de la chaîne de valeur. Cette logique s’applique en Europe comme dans toutes les grandes régions du monde. Historiquement, Valeo s’est d’abord développé dans le bassin industriel traditionnel de l’automobile en Europe de l’Ouest ; nous travaillons ainsi avec les grands groupes européens que sont Renault, Stellantis, Volkswagen, BMW, Mercedes. Puis, au fil du temps, Valeo a suivi l’évolution du marché et des besoins de ses clients, ce qui a conduit le groupe à collaborer également avec les constructeurs américains comme Ford et General Motors, notamment dans leur bassin industriel naturel qui est le Michigan. Nous avons ensuite suivi le développement international de l’automobile en Asie, d’abord avec les constructeurs japonais et coréens (Toyota, Honda, Hyundai)… Et enfin, nous avons su nouer des partenariats avec de nouveaux acteurs chinois dans un contexte où l’industrie automobile est pleinement mondialisée. Cette diversité de partenaires et notre empreinte internationale nous donnent une vision assez unique des transformations profondes que traverse la filière et nous place au cœur des enjeux de compétitivité de l’industrie automobile mondiale.
Quelle est aujourd’hui la place de la Chine dans les activités de Valeo ?
La Chine occupe une place particulière dans l’histoire de Valeo puisque le groupe est présent dans ce pays depuis 30 ans. Nous y comptons aujourd’hui 20.000 collaborateurs, ce qui en fait notre plus grande implantation dans le monde, avant la France. Nous y menons des activités de production mais aussi de recherche et développement avec un modèle complètement intégré, puisque 95 % de ce que nous produisons en Chine est destiné au marché chinois.
Quels sont, plus précisément, les grands domaines d’activité de Valeo ?
Il existe trois grandes divisions au sein de Valeo, auxquelles s’ajoute une activité de service importante. La première, qui constitue le cœur de l’entreprise et représente 50 % de son chiffre d’affaires, est la division Power, en charge de l’électrification et de la gestion thermique, qui développe des solutions complètes pour accompagner la transition énergétique des véhicules. Valeo a d’ailleurs pris la voie de l’électrique dès 2009, bien avant que celle-ci ne soit plus largement adoptée dans la décennie qui a suivi. La deuxième division, celle du futur, est la division Brain, à la pointe des systèmes d’aide à la conduite et des logiciels embarqués. Nous travaillons maintenant sur les véhicules définis par le logiciel, qui représentent l’un des grands axes d’évolution de l’industrie automobile, et conduiront aux véhicules autonomes dans les années à venir. Nous avons également une division Light, avec laquelle nous sommes leader mondial de l’éclairage, à la fois pour la visibilité, la sécurité, et l’expérience à bord. Enfin, Valeo est aussi connu du grand public pour son activité Aftermarket / service : nous travaillons notamment avec des concessionnaires et des indépendants sur certains produits, cette activité représentant 20 % de notre chiffre d’affaires. Valeo couvre ainsi les grandes transformations technologiques de l’automobile : l’électrification, la digitalisation, la sécurité et l’expérience utilisateur.
Que représente la R&D pour Valeo ?
La R&D est le cœur du succès de notre groupe, puisque chaque année Valeo investit plus de 2 milliards d’euros en R&D, soit 10 % de nos ventes et le double de la moyenne de nos concurrents. Nous comptons 20.000 ingénieurs R&D au sein du groupe (une personne sur cinq) et déposons tous les ans environ 1.600 brevets. Valeo figure ainsi dans le top 3 des déposants à l’Inpi et au premier rang des déposants à l’Office européen des brevets. Nous disposons actuellement de 33.000 brevets actifs, et c’est vraiment cette capacité d’innovation qui fait la richesse du groupe.
Comment analysez-vous le contexte de crise de l’industrie automobile européenne ?
L’industrie automobile européenne traverse une crise de compétitivité d’une ampleur inédite. En 2024, le déficit de l’Union européenne avec la Chine sur les pièces automobiles a atteint 1,6 milliard d’euros, et même 7,6 milliards d’euros si on exclut l’Allemagne. Aujourd’hui, l’industrie automobile européenne vit la plus grande transformation de son histoire, avec le passage du véhicule thermique au véhicule électrique, mais aussi connecté et bientôt autonome. Mais cette mutation s’opère dans un contexte de désavantage compétitif majeur pour l’industrie européenne. Les problèmes sont nombreux. D’abord, la demande pour l’automobile est très faible au sein de l’UE. Ensuite, les coûts de production en Europe sont beaucoup plus élevés que chez nos concurrents, qu’il s’agisse de l’énergie, de la main-d’œuvre ou des matières premières. La filière est aussi confrontée à des chaînes d’approvisionnement fragilisées, notamment depuis la pandémie et suite aux tensions géopolitiques. A cela s’ajoute un environnement réglementaire très exigeant, qui pèse lourdement sur la compétitivité. Enfin, d’autres grandes régions du monde ont adopté des politiques industrielles offensives pour soutenir leurs champions, comme en témoignent l’Inflation Reduction Act aux États-Unis et les interventions massives du gouvernement chinois. Résultat : l’écart de compétitivité entre l’Europe et la Chine est aujourd’hui en moyenne de 25 % de coût en plus pour un produit donné, et cet écart s’accroît. La part sur le marché européen des véhicules produits en Chine, notamment les voitures électriques, atteint près de 30 %, tandis qu’en parallèle, de nombreux équipementiers européens voient leurs marges s’effondrer, un quart d’entre eux opérant même à perte. Il s’agit d’un problème économique, mais aussi d’une vraie question de souveraineté industrielle pour l’Europe et d’un défi social et territorial majeur.
Quel est votre point de vue sur les droits de douane en vue de protéger le marché européen?
À notre sens, les droits de douane se révèlent largement inefficaces. Sans mesures structurelles, l’industrie européenne risque de voir sa valeur ajoutée se délocaliser non seulement sur les véhicules finis, mais aussi sur les composants. Les équipementiers en sont les premières victimes, car contrairement aux constructeurs, ils ne bénéficient pas d’une protection tarifaire. Résultat, les constructeurs non seulement nous « désourcent » fréquemment au profit des fournisseurs chinois pour réduire leurs coûts, mais pire encore, certains constructeurs chinois s’implantent en Europe, contournent les barrières douanières et continuent à importer massivement leurs composants de Chine. In fine, la chaîne de valeur s’érode et les équipementiers, en première ligne, perdent sur tous les tableaux : en volume, en compétences et en emplois. Pourtant, dans une automobile, 75 % de la valeur ajoutée provient des équipementiers et 25 % des constructeurs. Certes, les équipementiers sont moins visibles, mais sans nous, c’est vraiment tout le système qui s’écroule.
Que peut-on faire face à ce constat ?
Nous n’avons pas de volonté de nous replier sur nous-mêmes, ce n’est ni dans notre nature ni dans notre business model. Nous avons donc proposé une solution pour sortir par le haut de cette crise. Face à l’évolution des échanges internationaux et aux nouvelles règles du commerce mondial, nous avons plaidé, avec d’autres équipementiers européens, avec notre association industrielle européenne – le CLEPA –, et avec des associations nationales comme la Plateforme automobile, pour l’instauration d’un « seuil minimal de contenu européen ». Notre conviction est simple : les véhicules produits et vendus en Europe doivent intégrer une part significative de composants fabriqués en Europe. Ce n’est pas du protectionnisme dogmatique, mais au contraire du libre-échangisme pragmatique. L’objectif est de préserver l’emploi et les savoir-faire, de donner à la filière le temps de regagner en compétitivité, et de renforcer la résilience et la souveraineté technologique de l’écosystème automobile européen.
Que nous apprend l’étude que vous avez commandée pour soutenir cette proposition ?
Pour étayer cette démarche, le CLEPA a mandaté le cabinet Roland Berger pour réaliser une étude qui met en lumière plusieurs constats préoccupants. Aujourd’hui, l’industrie des composants représente 75 à 80 % de la valeur ajoutée d’un véhicule mais ne bénéficie en Europe que de très peu de mesures de protection. L’étude identifie un risque d’écart de coût de 15 à 35 % entre l’Europe et la Chine. Si rien n’est fait dans les cinq ans à venir, ce sont à peu près 60 % de la valeur des voitures thermiques et 70 % de celle des voitures électriques qui sont menacées et risquent d’être délocalisées. Si rien n’est fait, jusqu’à 24 % de la valeur ajoutée de la filière en Europe pourrait disparaître, ce qui représente 300.000 à 350.000 emplois. Et à l’horizon 2035, la valeur créée en Europe pourrait reculer de 20 à 30 % de plus, soit 200.000 à 300.000 emplois supplémentaires menacés. La situation devient donc dramatique et ses conséquences délétères.
Comment fonctionnerait ce concept de contenu local, en pratique ?
C’est une proposition qui repose sur deux piliers. Le premier, qui est clé à notre sens, consiste à améliorer la compétitivité structurelle de l’Europe, à la fois par des soutiens aux coûts de production, des incitations fiscales, et l’attractivité des investissements étrangers, mais sous conditions de transfert de technologie. Le deuxième consiste à mettre en place des exigences de « contenu minimal européen » ou de « contenu local ». Il s’agit de définir un seuil de contenu européen par véhicule – d’environ 75 à 80 % – et de mettre en place un système de bonus-malus pour les acheteurs et les flottes afin d’inciter à acheter made in Europe. On s’inspire de ce qui se fait dans d’autres zones du monde comme l’Inflation Reduction Act aux Etats-Unis ou l’USMCA (Alena V2) en Amérique du Nord. Selon nous, cette combinaison entre compétitivité et protection est la seule capable d’éviter une perte massive de valeur.
Où en est aujourd’hui cette proposition ?
La dynamique est engagée. Un dialogue stratégique a été lancé le 30 janvier 2025 entre l’industrie et la présidente de la Commission européenne. En mars 2025, la Commission a présenté un plan d’action pour l’automobile qui mentionne explicitement le « contenu local ». Parallèlement, trois réunions majeures se sont tenues avec des commissaires européens sur le sujet. Au fil des mois, nous avons mobilisé les équipementiers français, puis nous avons élargi progressivement le soutien à cette proposition à Stellantis et Renault, ainsi qu’aux équipementiers italiens, polonais, espagnols et, pour une large part, allemands. Les conclusions de notre étude ont été présentées à Bruxelles le 12 septembre dernier lors du dialogue stratégique autour de Mme Von der Leyen. Un pas décisif a d’ailleurs été franchi à l’occasion de cette réunion puisque le principe d’un contenu minimum figure dans ce qu’on appelle la « boîte à outils » de relance du secteur et fera l’objet d’une étude approfondie d’ici décembre. La prochaine étape reste de convaincre le gouvernement allemand de la pertinence de cette mesure de sauvegarde qui introduit une préférence européenne ciblée, parfois en tension avec la tradition libre-échangiste de nos partenaires. Ce sera une étape clé pour sceller l’avenir de cette proposition et ouvrir la voie à un processus législatif rapide.
L’Europe est dans une bataille décisive pour sa souveraineté industrielle. Si on ne fait rien, nous perdrons un quart de notre valeur ajoutée et des centaines de milliers d’emplois dans les cinq années qui viennent. Valeo, aux côtés de l’ensemble de la filière, propose une réponse concrète qui est à la fois réaliste, compatible avec les règles du commerce international, et déjà pratiquée par nos principaux concurrents aux Etats-Unis, en Inde, en Chine, en Indonésie ou en Thaïlande. Il faut agir vite et avec détermination. Il ne s’agit pas de fermer l’Europe, mais de recréer les conditions d’une concurrence loyale, et de donner à l’industrie européenne les moyens de rester leader mondial dans l’innovation et la mobilité durable.
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