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Les Français de l’étranger : des réseaux à mobiliser davantage pour pratiquer l’intelligence économique

Les Français de l’étranger : des réseaux à mobiliser davantage pour pratiquer l’intelligence économique

intelligence économiqueLes Français de l’étranger : des réseaux à mobiliser davantage pour pratiquer l’intelligence économique

Comment pourrait-on davantage s’appuyer sur les Français de l’étranger dans la mise en œuvre de l’intelligence économique au service des entreprises françaises ? Quels bénéfices peut-on en retirer ? Que font les autres pays ?

Entretien avec Maxime Beutin, chef de projet pour la société AlienGen, basée à Shanghai, et chercheur indépendant spécialisé dans l’intelligence économique. 

Où en est aujourd’hui la pratique de l’intelligence économique en France ?

D’abord, il faut dire que l’intelligence économique est vraiment un parent pauvre en France, aussi bien dans les entreprises (grandes et petites) qu’au niveau de l’État. Or, de nombreux scandales et de nombreuses affaires auraient pu être évités si l’on pratiquait l’intelligence économique de manière plus sérieuse et systématique. Rappelons que l’intelligence économique repose sur trois piliers : le renseignement économique (veille stratégique), la sécurité économique (protection) et l’influence. L’intelligence économique est donc axée sur l’information, mais c’est aussi un moyen de passer à l’action. Depuis 1994 et le rapport d’Henri Martre, texte fondateur de l’intelligence économique en France (Intelligence économique et stratégie des entreprises – Commissariat général du Plan), le sujet est très documenté. Les entreprises, quels que soient leur taille ou leur domaine d’activité, peuvent aller chercher de nombreuses informations, méthodologies et actualités, pour cerner le mieux possible le monde rempli d’incertitudes qui est le nôtre aujourd’hui. Il faut toutefois préciser ici que l’intelligence économique est réductrice d’incertitudes mais jamais pourvoyeuse de certitudes.

Quel est le rôle des réseaux dans la pratique de l’intelligence économique ?

L’information est une notion fondamentale dans l’intelligence économique, mais il en existe une autre, tout aussi incontournable : la notion de réseaux. Certains théoriciens de l’intelligence économique disent même que celle-ci n’existe pas sans travailler sur les réseaux. Le réseau, ce sont les liens entretenus avec des individus et des groupes d’individus. Les réseaux ont deux propriétés fondamentales : ce sont des capteurs et des vecteurs. En tant que capteur d’information le réseau permet non seulement d’accéder à certaines informations qu’on ne pourrait pas obtenir autrement mais aussi, si l’on est dans le bon réseau, d’avoir ces informations en premier. C’est très important, car l’acteur  qui gagne la compétition internationale est souvent  non seulement la personne ou l’entreprise la mieux informée, mais aussi celle qui est informée le plus rapidement possible. Le réseau est aussi un vecteur d’action : on peut s’appuyer sur un réseau pour mener des actions et performer. 

Selon Rémy Pautrat, qui a longuement œuvré dans ce qu’on appelle l’intelligence territoriale, celle-ci repose sur le triptyque « un territoire, un projet, un réseau » formulé ainsi: un réseau, au service d’un projet, sur un territoire donné. Et l’intelligence économique pour le développement international d’une entreprise ressemble, par bien des aspects, à l’intelligence territoriale. En effet, lorsqu’une entreprise veut se développer, elle vise un pays précis, une zone géographique précise et donc un territoire précis. Le réseau, finalement, est un objet intangible qui n’existe pas réellement tant qu’on n’y associe pas un projet ; c’est pour cela qu’on parle de « stratégie réseaux ». Dès que l’entreprise a un projet, la démarche consiste à cartographier son réseau actuel, sur lequel elle peut s’appuyer pour obtenir des informations, puis d’y superposer le réseau tel qu’il devrait être pour faire aboutir son projet. Il existe ainsi une partie de son réseau actuel qui ne lui servira pas pour le projet en question, une autre partie qui va lui servir, et une partie du réseau tel qu’il devrait être et qu’elle va devoir aller chercher et construire pour accéder aux informations et à des potentialités d’action. Le réseau peut ainsi être considéré comme « le moi à la puissance nous ».

Dans ce contexte, quels sont les atouts du réseau des Français de l’étranger ?

Les Français de l’étranger constituent un réseau auquel on ne pense pas quand on fait du développement international dans les entreprises. Même l’État français le néglige  : les Français de l’étranger ne font partie d’aucune stratégie nationale de grande ampleur. Or ils représentent quelque 3,5 millions de personnes, tous profils confondus, selon l’estimation haute. De plus, les Français de l’étranger sont à 58 % ce qu’on appelle des « talents », c’est-à-dire des personnes diplômées du supérieur (sachant que la moyenne nationale est de 35 %). Il s’agit aussi d’une population très dispersée géographiquement : 93 pays recensent au moins 1.000 Français connus des services du consulat. Cette caractéristique est rare, quand on regarde les diasporas d’autres pays. Par exemple, la diaspora mexicaine (40 millions de personnes) est numériquement bien plus élevée que la diaspora française mais localisée de 85 à 90 % aux États-Unis. Certains experts considèrent même que la diaspora française est la plus dispersée au monde. Cela veut dire que les Français sont partout, sur tous les continents, dans tous les pays et dans toutes les zones géographiques. C’est donc bien évidemment une force sur laquelle une entreprise qui se développe à l’international peut s’appuyer.

Autre élément intéressant, les Français de l’étranger ont maintenant tendance à s’installer : en 2019, ils étaient ainsi 81 % à vivre à l’étranger depuis au moins 6 ans, 48 % depuis presque 20 ans et 7 % n’avaient jamais vécu en France. Ce sont donc des personnes bien ancrées et qui connaissent leur environnement. Il s’agit également d’une population très active – plus que la moyenne nationale – et qui travaille majoritairement dans des entreprises étrangères (à hauteur de 80 % des actifs). Elle est là depuis longtemps, connaît la culture et l’environnement local. Tout ceci fait donc des Français de l’étranger des experts de premier plan pour fournir des informations économiques privilégiées à des entreprises françaises qui ont un projet de développement international, et pour leur donner des connexions avec les réseaux locaux.

Dans une interview récente, André Chieng, président du Comité France Chine, a illustré par une métaphore ce qu’il serait possible de faire en mobilisant cette multitude de  Français de l’étranger. « On dit souvent que lorsqu’un Français, un Américain ou un Européen fait du renseignement économique, il agit un peu comme un individu seul sur une plage muni d’un seau et essayant de récolter un peu de sable – ce sable représentant l’information stratégique. Isolé et facile à repérer, cet individu récolte au final une quantité limitée de données. La méthode chinoise est bien différente : au lieu d’envoyer un seul individu, ce sont des milliers de personnes qui se dispersent sur la plage, les mains vides. Au fil du temps, elles identifient celles et ceux qui ont marché sur cette plage, les approchent, les interrogent, et ainsi, auprès de  chacun d’eux, peuvent récolter  bien davantage de “sable”  sans jamais avoir eu besoin de porter un seau elles-mêmes ».

Comment peut-on accéder à ces réseaux des Français de l’étranger ?

Il existe des réseaux établis à l’étranger, comme les ambassades, les consulats, Business France, la CCI, etc. Mais selon la taille, le secteur et le projet de l’entreprise qui veut se développer dans un pays donné, les offres proposées par ces réseaux ne seront pas toujours adaptées. Il faut alors trouver un autre moyen de se créer un réseau, pour aller chercher de l’information et accéder à d’autres réseaux, pour créer un réseau de clients, de fournisseurs ou de soutien opérationnel. Le problème pour accéder aux Français de l’étranger, c’est qu’un nombre très important d’entre eux ne sont connus d’aucune institution française. Les registres consulaires répertorient seulement entre 1,7 et 1,8 million de Français de l’étranger sur un total estimé à 3,5 millions (fourchette haute). On ne sait donc pas vraiment qui ils sont ;  ce que l’on sait en revanche, c’est que ces gens travaillent pour beaucoup dans des domaines économiques importants, et qu’il serait très pertinent d’essayer de valoriser cette richesse. 

Une possibilité pour y accéder est d’utiliser « Le guide (non officiel) des réseaux d’affaires francophones », publié en 2018 par le MOCI et qui fait référence ; il contient une quarantaine de noms de réseaux. C’est un moyen d’aller chercher ces experts, de mettre un pied dans la zone où l’entreprise souhaite se développer, et d’y construire son réseau. 

La deuxième possibilité, plus simple en apparence, est de passer par les réseaux établis par les acteurs étatiques français mais il se peut que l’entreprise n’y trouve pas son compte car les Français de l’étranger ne sont malheureusement incorporés dans aucune stratégie nationale. 

Il existe à ce sujet un exemple frappant : le « Rapport d’information sur l’intelligence économique », publié en 2023 par le Sénat français, parle des ambassades et notamment du rôle de chaque référent à l’économie pour obtenir des informations sur les marchés concernés, mais il n’est fait aucune mention aux Français de l’étranger… Alors que le « Livre blanc de l’intelligence économique » publié en 2023 par le ministère de l’industrie algérienne, par exemple, mentionne cinq fois la diaspora algérienne, en lui attribuant des rôles clés. Les Algériens qualifient même les membres de leur diaspora de « veilleurs en ligne avancée », qui ont notamment la mission de réaliser une veille sur toute rupture technologique susceptible de leur apporter un avantage concurrentiel, en particulier dans l’industrie. Or,  comme il existe en Algérie des canaux de communication entre la diaspora et l’Etat, l’information est remontée au pays d’origine, centralisée et peut ensuite être redistribuée aux acteurs.

Le vide stratégique en France par rapport à cette population est si terrible que l’un des coauteurs du rapport d’information du Sénat sur l’intelligence économique, Jean-Baptiste Lemoyne – qui a pourtant été cinq ans ministre délégué aux Français de l’étranger – n’a même pas eu l’idée d’incorporer ces derniers dans un dispositif national d’intelligence économique. Si l’on consulte les intéressés, on constate d’ailleurs que  86 % d’entre eux regrettent de ne pas être considérés dans les politiques nationales. Or il y aurait de bonnes raisons de les prendre en considération puisque 89 % d’entre eux se disent fiers d’être Français et patriotes, et 56 % affirment que leurs compétences acquises à l’étranger peuvent servir la France. Le problème, c’est qu’on ne leur demande pas de le faire.

Autre exemple intéressant : très récemment, une entreprise française à l’étranger (EFE) qui travaille dans l’informatique à Shanghai et emploie une cinquantaine de salariés, m’a confié que régulièrement, certains de ses clients français lui demandaient comment s’implanter en Chine, comment y faire du business, etc. La réponse à ce type de demande n’entrant pas dans son cœur de métier, cette EFE les renvoie vers les réseaux établis déjà cités, tout en leur précisant que malheureusement, selon la taille, le secteur et le type de projet de l’entreprise, ces réseaux ne seront pas forcément les plus adaptés. Cette EFE étant très bien ancrée dans l’économie locale, aussi bien dans la communauté française que dans le tissu local chinois, elle pourrait pourtant  fournir des relais, des personnes ou des réseaux pourvoyeurs d’informations bien utiles…

Selon vous, la France est-elle armée pour la guerre économique ?

La guerre économique est une réalité qu’on a du mal à regarder en face en France. Chez nous  et de manière plus générale en Europe, on croit assez naïvement à une forme de main invisible du marché, indépendante et autonome, alors que dans les autres pays, notamment aux États-Unis et en Chine, on sait très bien que la puissance se construit et que derrière la main invisible définie par Adam Smith il y a un bras musclé, accroché à un poitrail dans lequel bat le cœur d’une nation qui veut devenir puissante. Il existe un problème avec cette notion de puissance en France, on préfère croire au rêve du doux commerce qui amène la paix, etc. Or cela ne correspond pas à la réalité, car nous sommes dans un monde en pleine guerre économique, sans pitié.

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