Le rejet par le Sénat du CETA, après un débat très polémique et assez superficiel, a remis au premier plan de l’actualité les interrogations sur les accords de libre-échange négociés par la Commission européenne. En réalité, le CETA en lui-même ne mérite un tel déferlement de controverses, car son impact économique est limité et les risques qu’il comporte sont surévalués. Mais ce débat est révélateur de craintes et de fractures plus profondes, qui portent sur la politique commerciale de l’Union européenne.
Le CETA (Comprehensive Economic and Trade Agreement, ou Accord Économique et Commercial Global – AECG, comme nous devrions le nomme à l’instar des francophones canadiens) a fait l’objet d’un débat artificiellement amplifié, alors que les enjeux de cet accord sont en réalité assez faibles. Il ne méritait « ni cet excès d’honneur, ni cette indignité », car il n’est pas plus un danger mortel pour l’économie française, son agriculture en particulier, qu’il n’est une opportunité exceptionnelle pour nos exportateurs.
L’examen des chiffres du commerce bilatéral montre clairement l’impact limité du traité : l’augmentation des échanges entre la France et le Canada, souvent mise en avant par les défenseurs du traité, n’est en fait que légèrement supérieure à celle de l’ensemble de notre commerce extérieur : nos exportations vers ce pays ont certes progressé de 39% entre 2016 et 2023, mais nos ventes à l’étranger dans leur ensemble augmentent de 35%…Mais l’accord n’a pas non plus provoqué un raz-de-marée d’importations ( hausse de 45% contre 42% pour le total de nos achats ). Au demeurant, le poids du Canada dans nos échanges reste faible : ce pays n’est que notre 28ème partenaire commercial et les importations du Canada représentent 0,5% du total de nos achats à l’étranger (statistiques douanières de 2022).
Au-delà des chiffres, irréfutables, les détracteurs du CETA mettent en avant les risques qu’il présente, et à cet égard, deux sujets, partiellement liés, concentrent les attentions : l’agriculture et l’environnement.
S’agissant des échanges agricoles, force est de constater que le déferlement d’importations redouté ne s’est pas produit, notamment pour la viande bovine, dont les ventes, très faibles en valeur absolue, sont de surcroît en déclin. Il est vrai, comme ne manquent pas de le souligner les opposants, que le Canada est loin d’avoir utilisé la totalité de ses contingents, et qu’il dispose donc d’une réserve d’exportations importante. Ce risque existe, mais il est plutôt de l’ordre du fantasme. Il est en effet difficile d’imaginer que les exportateurs de bœuf canadien, qui n’ont pas exploité cette possibilité depuis 2017, vont soudainement inonder le marché. Sur ce sujet comme sur celui du CETA plus généralement, il est évident que la crise agricole actuelle en France a joué un rôle déterminant dans les différentes prises de position, et que les réalités du commerce bilatéral sont passées au second plan. Les chiffres montrent d’ailleurs que les difficultés de l’agriculture française sont avant tout dues aux échanges intra-communautaires, et nullement à la concurrence canadienne.
Les préoccupations environnementales ont également beaucoup pesé et chacun a pu citer certaines substances chimiques qui seraient autorisées au Canada et interdites en Europe ou en France. Il s’agit là, selon le mot de Pascal Lamy, d’une nouvelle manifestation du « protectionnisme de précaution » qui s’ajoute au traditionnel « protectionnisme de production ». Des différences de réglementation existent, bien sûr, mais est-il raisonnable de penser que l’échange international ne peut se faire qu’entre des partenaires ayant exactement les mêmes règles environnementales ou sociales ? Dans ce cas, le commerce international se réduirait comme une peau de chagrin…
Cet argument est surtout très méprisant pour nos amis canadiens, qui sont traités comme s’ils n’avaient pas le moindre souci de l’environnement et de la santé. La réalité est que ce pays, dans certains domaines, est probablement plus soucieux d’écologie que nous, et qu’il l’est moins dans d’autres, ou sous des formes différentes. Il est illusoire de vouloir appliquer la même norme à tous, et il est vrai que le Canada, pays à haut niveau de développement, membre de l’OCDE et de toutes les institutions internationales, n’a pas grand-chose à apprendre de nous en matière d’écologie. Si nous rejetons le Canada, quel pays sera digne de commercer avec nous ?
Les détracteurs du CETA oublient les avantages que tirent nos exportateurs de l’ouverture du marché canadien, et, sur le plan de la souveraineté, l’intérêt que présente pour notre économie la possibilité de se procurer au Canada certains matériaux critiques, comme l’uranium. La sécurisation de nos approvisionnements est aussi une des composantes essentielles de la politique commerciale.
Franck Riester a donc raison quand il dit que ce débat a été manipulé pour servir divers intérêts politiciens. Il ne faut pas pour autant le rejeter d’un revers de main, en chantant ses louanges sans nuances.
Ce débat est en fait révélateur d’un malaise plus profond, que nous ne pouvons plus esquiver, celui de la politique commerciale européenne et française face aux évolutions actuelles de la mondialisation.
La polémique sur le CETA, pour artificielle qu’elle soit, traduit d’abord un déficit démocratique. Il n’est pas sain en effet que le processus d’approbation de ce texte ait été autant retardé. Les sujets de commerce international étaient traditionnellement l’affaire des experts et les politiques ne s’en souciaient guère. La situation a radicalement changé depuis quelques années, et ce thème est maintenant au premier plan de l’actualité. Gageons que l’élection au Parlement européen qui s’approche confirmera cette tendance. Il est donc essentiel que les principaux responsables politiques s’expriment et, idéalement, qu’ils puissent échanger des arguments fondés sur une analyse en profondeur du sujet… En procrastinant, et en retardant la ratification du CETA comme s’il en avait honte, le gouvernement a exacerbé les oppositions et obtenu l’inverse du résultat attendu…
Dans cette discussion, la politique commerciale européenne, qui est avec la politique agricole, une des rares politiques entièrement dans la main de Bruxelles, fait figure de bouc-émissaire idéal. Et il est vrai que cette politique a été depuis l’origine fondée sur la conviction que l’ouverture des marchés apportait la prospérité et la paix. Aujourd’hui encore, elle reste marquée par quelques convictions fortes.
Un de ces marqueurs est la foi dans le multilatéralisme, illustrée par un soutien indéfectible et quelque peu illusoire à l’OMC, malgré le quasiblocage de cette institution depuis de longues années et la montée de l’unilatéralisme chez nos principaux partenaires commerciaux. Une autre tendance forte est la volonté de conclure des accords bilatéraux avec le maximum de partenaires, comme si la multiplication des ALE (Accords de Libre Échange) pouvait tenir lieu de stratégie, à un moment où, précisément, ces accords sont de plus en plus difficiles à négocier, et à faire approuver et ratifier. La liste des accords récemment conclus ou en négociation (Nouvelle Zélande, Australie, Indonésie, Inde, Thaïlande, Mercosur, Kenya, Chili…) donne le tournis, et il est clair que certains d’entre eux, comme le Mercosur, sont autrement plus dangereux que le CETA.
Si cette apparente « ouverture à tous les vents » peut susciter de l’inquiétude, il faut aussi reconnaître que, sous les coups de boutoir de l’unilatéralisme américain et de l’expansionnisme chinois, la Commission européenne à fortement corrigé sa copie depuis quelques années. Le maître-mot, dans l’inénarrable jargon bruxellois, est désormais « l’assertivité ». Il faut reconnaître que la politique commerciale européenne s’est durcie, devenant donc plus « assertive » : les procédures antidumping et antisubventions se multiplient, un dispositif « anti-coercition » a été mis en place, un procureur commercial a été institué, la référence à l’Accord de Paris est désormais incontournable dans tout nouveau ALE, un Mécanisme d’Ajustement Carbone aux Frontières (MACF) va être progressivement mis en vigueur… Toutes ces évolutions, qui étaient inimaginables il y a une décennie tant était forte la conviction que « le doux commerce » était le remède à tous les maux, notamment chez nos principaux partenaires européens. Ce durcissement de la politique commerciale reste très largement méconnu des opinions publiques, en France en particulier.
Il faut aussi reconnaître que l’impact économique réel de toutes ces mesures est pour l’instant difficile à évaluer, mais semble en tout état de cause modeste, face aux énormes défis que représentent les politiques menées par nos grands concurrents, la Chine et les Etats-Unis au premier plan.
En face de ces enjeux majeurs, le CETA peut apparaître comme un sujet de second ordre, mais qui suscite les passions, car il cristallise des anxiétés profondes, très présentes au sein de la société française, et renforcées par une crise agricole qui n’a rien à voir avec le CETA. C’est pour cette raison qu’il est essentiel de poursuivre et d’approfondir la discussion sur les véritables sujets de fond : un certain protectionnisme est-il possible, et souhaitable, quelle est la portée du concept de souveraineté, notamment sur le plan industriel, quel avenir pour le multilatéralisme, l’OMC en particulier, quelles vont être les conséquences des fractures géopolitiques actuelles sur les échanges internationaux, comment concilier commerce et climat…
Ce sont des questions éminemment politiques, puisqu’elles portent sur la manière dont nous voulons échanger avec le reste du monde, et du modèle de société que nous voulons construire. Il est temps que les responsables politiques s’en saisissent, au-delà des postures partisanes, et alimentent un débat de fond sur l’avenir du commerce international et la place de la France dans la mondialisation.
